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Le vent parlait souvent, lui-même. Ce qu'il enseignait n'avait pas de fin. Cela venait d'un côté de la vallée, vous traversait et partait vers l'autre côté, passait comme un souffle à travers votre gorge et votre poitrine. Invisible et léger, cela vous emplissait, vous gonflait, sans jamais vous rassasier. Quelquefois, Abel et Gaspar s'amusaient à retenir leur respiration, en se bouchant le nez. Ils faisaient comme s'ils étaient en plongée sous la mer, très profond, à la recherche du corail. Ils résistaient plusieurs secondes, comme cela, la bouche et le nez fermés. Puis, d'un coup de talon, ils remontaient à la surface, et le vent entrait à nouveau dans leurs narines, le vent violent qui enivre. La petite Khaf essayait un peu, elle aussi, mais ça lui donnait le hoquet

Gaspar pensait que s'il arrivait à comprendre tous les enseignements, il serait pareil au grand bouc Hatrous, très grand et plein de force sur la terre poussiéreuse, avec ces yeux qui jetaient des éclairs verts. Il serait comme les insectes aussi, et il pourrait construire de grandes maisons de boue, hautes comme des phares, avec juste une fenêtre au sommet, d'où on verrait toute la vallée de Genna.

Ils connaissaient bien ce pays, maintenant. Rien qu'avec la plante de leurs pieds, ils auraient pu dire où ils étaient. Ils connaissaient tous les bruits, ceux qui vont avec la lumière du jour, ceux qui naissent dans la nuit. Ils savaient où trouver les racines et les herbes bonnes à manger, les fruits âpres des arbustes, les fleurs sucrées, les graines, les dattes, les amandes sauvages. Ils connaissaient les chemins des lièvres, les lieux où les oiseaux s'asseyent, les œufs dans les nids. Quand Abel revenait, à la nuit tombante, les chiens sauvages aboyaient pour réclamer leur part des entrailles. La petite Khaf leur jetait des tisons ardents pour les éloigner. Elle serrait le renard Mîm dans sa chemise. Seul le chien Noun avait le droit de s'approcher, parce qu'il était l'ami d'Augustin.

Quand le vol de sauterelles arriva, c'était un matin, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. C'est Mîm qui les entendit le premier, bien avant qu'elles aient apparu au-dessus de la vallée. Il s'arrêta devant la porte de la maison, les oreilles tendues, le corps tremblant. Puis le bruit arriva, et les enfants s'immobilisèrent à leur tour.

C'était un nuage bas, couleur de fumée jaune, qui avançait en flottant au-dessus des herbes. Tous les enfants se mirent à crier soudain, à courir à travers la vallée, tandis que lé nuage se balançait, hésitait, tourbillonnait sur place au-dessus des herbes, et le bruit grinçant des milliers d'insectes emplissait l'espace. Abel et Gaspar couraient au-devant du nuage, en faisant siffler les lanières de leurs frondes. Les autres enfants jetaient des branches sèches dans le feu et bientôt de grandes flammes claires jaillirent. En quelques secondes, le ciel fut obscurci. Le nuage des insectes passait lentement devant le soleil, couvrant la terre d'ombre. Les insectes frappaient le visage des enfants, griffaient leur peau avec leurs pattes dentelées. A l'autre bout du champ d'herbes, le troupeau fuyait vers les dunes, et le grand bouc noir reculait en piétinant la terre avec fureur. Gaspar courait sans s'arrêter, la fronde tournant au-dessus de sa tête comme une hélice. Le vrombissement continu des ailes des insectes résonnait dans ses oreilles et il continuait à courir sans voir où il allait, en frappant dans l'air avec sa lanière. Interminablement, le nuage tournoyait autour de la plaine d'herbes, comme s'il cherchait un endroit où s'abattre. Les nappes brunes des insectes se déroulaient, oscillaient, se recouvraient. Par endroits, les insectes tombaient sur le sol, puis recommençaient à voler lourdement, ivres de leur propre bruit. Les joues et les mains d'Abel étaient marquées de zébrures sanglantes, et il courait sans reprendre haleine, entraîné par le mouvement de sa fronde. Chaque fois que sa lanière frappait dans le nuage vivant, il poussait un cri, et Gaspar lui répondait.

Mais le vol des sauterelles ne s'arrêtait pas. Peu à peu, il s'éloignait au-dessus du marécage, toujours se balançant, hésitant, il fuyait vers les collines de pierres. Déjà les derniers insectes remontaient dans l'air et le ciel se vidait. Le bruit crissant diminuait, s'en allait. Quand la lumière du soleil reparut, les enfants retournèrent vers la maison, épuisés. Ils s'allongèrent par terre, la gorge sèche, le visage tuméfié.

Puis les plus jeunes enfants partirent en criant à travers les hautes herbes, pour ramasser les sauterelles assommées. Ils revinrent en portant des brassées d'insectes. Assis autour des braises chaudes, les enfants mangèrent les sauterelles jusqu'au soir. Pour les chiens sauvages aussi, ce jour-là, il y eut un grand festin parmi les herbes hautes.

Combien de jours avaient passé? La lune avaitgrossi, puis était redevenue un mince croissant couché au-dessus des collines. Elle avait disparu quelque temps du ciel noir, et quand elle était revenue, les enfants l'avaient saluée à leur manière, en poussant des cris et en faisant des révérences. Maintenant, elle était à nouveau ronde et lisse dans le ciel nocturne, et elle baignait la vallée de Genna de sa lumière douce, un peu bleue. Il y avait quelque chose d'étrange dans sa lumière pourtant. Il y avait comme du froid et du silence. Les enfants se couchaient tôt dans la maison, mais Gaspar restait longtemps assis sur le seuil, à regarder)a lune qui flottait dans le ciel. Abel aussi était inquiet. Le jour, il partait seul très loin, et personne ne savait où il allait. Il partait en balançant sa fronde d'herbe le long de sa cuisse, et il ne revenait qu'à la nuit tombante. Il ne rapportait plus de viande, seulement de temps à autre de maigres petits oiseaux aux plumes souillées qui ne calmaient pas la faim. La nuit, il se couchait avec les autres enfants à l'intérieur de la maison, mais Gaspar savait qu'il ne dormait pas; il écoutait les bruits des insectes et les chants des crapauds autour de la maison.

Les nuits étaient froides. La lune brillait avec force, sa lumière était comme du givre. Le vent froid brûlait le visage de Gaspar tandis qu'il contemplait la vallée éclairée. Chaque fois qu'il expirait, la vapeur fumait en sortant de ses narines. Tout était sec et froid, dur, sans ombre. Gaspar voyait avec netteté tous les dessins sur la face de la lune, les taches sombres, les fissures, les cratères.

Les chiens sauvages ne dormaient pas. Ils rôdaient tout le temps à travers la plaine éclairée, en poussant des grognements et des jappements. La faim rongeait leurs ventres, et ils cherchaient en vain des restes de nourriture. Quand ils s'approchaient trop de la maison, Gaspar leur jetait des pierres. Ils faisaient des bonds en arrière en grondant, puis ils revenaient.

Cette nuit-là, Abel décida de faire la chasse à Nach le serpent. Vers le milieu de la nuit, il se leva et vint rejoindre Gaspar. Debout à côté de lui, il regarda la vallée éclairée par la lune. Le froid était intense, les pierres micassées étincelaient et les hautes herbes luisaient comme des lames. Il n'y avait pas de vent. La lune semblait très proche, comme s'il n'y avait rien entre la terre et le ciel, et qu'on touchait le vide. Autour de la lune, les étoiles ne scintillaient pas.

Abel fit quelques pas, puis il se retourna et regarda Gaspar pour lui demander de venir avec lui. La clarté de la lune peignait son visage en blanc, et ses yeux étaient allumés dans l'ombre des orbites. Gaspar prit sa fronde d'herbe et il marcha avec lui. Mais ils ne traversèrent pas le champ d'herbes. Ils longèrent le marécage, dans la direction des collines de pierres.

Quand ils passèrent devant des arbustes, Abel noua sa lanière autour de son cou. Avec son petit couteau, il coupa deux longues branches qu'il émonda avec soin. Il donna une baguette à Gaspar et garda l'autre dans sa main droite.

Maintenant, il marchait vite sur le sol caillouteux. Il marchait penché en avant, sans faire de bruit, le visage aux aguets. Gaspar le suivait en imitant ses gestes. Au début il ne savait pas qu'ils avaient commencé la chasse à Nach. Peut-être qu'Abel avait aperçu les traces d'un lièvre du désert, et qu'il allait bientôt faire tournoyer sa fronde. Mais cette nuit-là, tout était différent. La lumière était douce et froide, et l'enfant marchait silencieusement, la longue baguette dans sa main droite. Seul Nach le serpent, qui glisse lentement dans la poussière en lançant ses anneaux, pareil aux racines des arbres, habitait dans cette région de Genna.