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Gaspar n'avait jamais vu Nach. Il l'avait seulement entendu, la nuit, parfois, quand il passait près du troupeau. C'était le même bruit qu'il avait entendu la première fois, quand il avait franchi le mur de pierres sur le chemin de Genna. La petite Khaf lui avait montré comment danse le serpent, en balançant sa tête, et comment il rampe lentement sur le sol. En même temps, elle disait: «Nach! Nach! Nach! Nach! Nach!» et avec sa bouche elle imitait le bruit de crécelle qu'il fait avec le bout de sa queue contre les pierres et sur les branches mortes.

Cette nuit-là était vraiment la nuit de Nach. Tout était comme lui, froid et sec, brillant d'écaillés. Quelque part, au pied des collines de pierres, sur les dalles froides, Nach faisait glisser son long corps et goûtait la poussière avec la pointe de sa langue double. Il cherchait une proie. Lentement, il descendait vers le troupeau des moutons et des chèvres, s'arrêtant de temps à autre, immobile comme une racine, puis repartant.

Gaspar s'était séparé d'Abel. A présent, ils mar chaient de front, à quelques mètres de distance. Penchés en avant, ils avaient plié les genoux, et ils faisaient de lents mouvements du buste et des bras, comme s'ils nageaient. Leurs yeux s'étaient accoutumés à la lumière de la lune, ils étaient froids et pâles comme elle, ils voyaient chaque détail sur la terre, chaque pierre, chaque fissure.

C'était un peu comme à la surface de la lune. Ils avançaient lentement sur le sol nu, entre les rochers cassés et les crevasses noires. Au loin, les collines déchiquetées comme les bords d'un volcan luisaient contre le ciel noir Tout autour d'eux, ils voyaient les étincelles du mica, du gypse, du sel gemme. Les deux enfants marchaient avec des gestes ralentis, au milieu du pays de pierre et de poussière. Leurs visages et leurs mains étaient très blancs, et leurs vêtements étaient phosphorescents, teintés de bleu.

C'était ici, le pays de Nach.

Les enfants le cherchaient, examinant le terrain mètre par mètre, écoutant tous les bruits. Abel s'écarta davantage de Gaspar, parcourant un grand cercle autour du plateau calcaire. Même quand il fut très loin, Gaspar voyait la buée qui brillait devant son visage, et il entendait le bruit de son souffle; tout était net et précis, à cause du froid.

Maintenant Gaspar avançait à travers les broussailles, le long d'un ravin. Tout d'un coup, alors qu'il passait près d'un arbre sans feuilles, un acacia brûlé par la sécheresse et le froid, le jeune garçon tressaillit. Il s'arrêta, le cœur battant, parce qu'il avait entendu le même bruit de froissement, le «Frrrtt-frrrtt» qui avait résonné le jour où il avait franchi le vieux mur de pierres sèches. Juste au-dessus de sa tête, il vit Nach le serpent qui déroulait son corps le long d'une branche. Nach descendait lentement de l'acacia, chaque écaille de sa peau luisant comme du métal.

Gaspar ne pouvait plus bouger. Il regardait fixement le serpent qui n'en finissait pas de glisser le long de la branche, puis qui s'enroulait autour du tronc et descendait vers le sol. Sur la peau du serpent, chaque dessin brillait avec netteté. Le corps glissait vers le bas, presque sans toucher le tronc de l'arbre, et au bout du corps il y avait la tête triangulaire aux yeux pareils à du métal. Nach descendait longuement, sans bruit. Gaspar n'entendait que les coups de son propre cœur qui frappaient fort dans le silence. La lumière de la lune étincelait sur les écailles de Nach, sur ses pupilles dures.

Gaspar dut faire un mouvement, parce que Nach s'arrêta et dressa la tête. Il regarda le jeune garçon, et Gaspar sentit son corps se glacer. Il aurait voulu crier, appeler Abel, mais sa gorge ne laissait passer aucun son. Il ne respirait plus. Au bout d'un long moment, Nach reprit son mouvement. Quand il toucha à terre, c'était comme de l'eau qui coulait dans la poussière, un très long ruisseau d'eau pâle qui sortait lentement du tronc de l'arbre. Gaspar entendit le bruit de sa peau qui frottait sur la terre, un crissement léger, électrique, pareil au vent sur les feuilles mortes.

Gaspar resta sans bouger jusqu'à ce que Nach ait disparu. Alors il commença à trembler, si violemment qu'il dut s'asseoir par terre pour ne pas tomber. Il sentait encore sur son visage le regard dur de Nach, il voyait encore le mouvement d'eau froide du corps glissant le long de l'arbre. Gaspar resta longtemps, immobile comme une pierre, écoutant les coups de son cœur dans sa poitrine. Au-dessus de la terre, la lune très ronde éclairait le ravin désert.

Gaspar entendit Abel qui l'appelait. Il sifflait très doucement entre ses dents, mais l'air sonore rendait le bruit très proche. Puis Gaspar entendit le bruit de ses pas. Le jeune garçon approchait si vite que ses pieds semblaient effleurer à peine le sol. Gaspar se leva et rejoignit Abel. Ensemble ils suivirent le ravin, sur les traces de Nach.

Abel recommença à siffler, et Gaspar comprit que c'était pour Nach; il l'appelait comme cela, doucement, en faisant un bruit continu et monotone. Dans les cachettes entre les racines des acacias, Nach percevait le sifflement, et il tendait son cou en balançant sa tête triangulaire. Son corps glissait sur lui-même, s'enroulait. Inquiet, Nach cherchait à comprendre d'où venait le sifflement, mais la vibration aiguë l'entourait, semblait venir de tous les côtés à la fois. C'était une onde étrange qui l'empêchait de s'enfuir, l'obligeait à nouer son corps.

Quand les deux enfants apparurent, hautes silhouettes blanches dans la lumière de la lune, Nach frappa avec colère sa queue contre les cailloux, et cela fit un crépitement d'étincelles. La peau de Nach semblait phosphorescente. Elle bougeait à peine, comme un frisson, sur le sol de poussière. Le corps se déroulait sur place, glissant sur les graviers, s'étirant, se dévidant, et Gaspar regardait à nouveau la tête triangulaire aux yeux sans paupières. Il sentait le même froid que tout à l'heure qui engourdissait ses membres et arrêtait son esprit. Abel se pencha en avant et se mit à siffler plus fort, et Gaspar l'imita. Tous les deux, ils commencèrent à danser la danse de Nach, avec des gestes ralentis de nageurs. Leurs pieds glissaient sur le sol, en avant, en arrière, en frappant des talons. Leurs bras tendus traçaient des cercles, et la baguette sifflait aussi dans l'air. Nach continua à avancer vers les enfants, en lançant ses anneaux de côté, et en haut de son cou dressé, sa tête se balançait pour suivre la danse.

Quand Nach ne fut qu'à quelques mètres des enfants, ils accélérèrent le mouvement de leur danse. Maintenant Abel parlait. C'est-à-dire qu'il parlait en même temps qu'il sifflait entre ses dents, et cela faisait des bruits étranges et rythmés, avec des explosions violentes et des grincements, comme une musique de vent qui résonnait à travers le plateau rocheux jusqu'aux collines lointaines et jusqu'aux dunes. C'étaient des paroles comme les craquements des pierres dans le froid, comme le chant des insectes, comme la lumière de la lune, des paroles fortes et dures qui semblaient recouvrir toute la terre.

Nach suivait les paroles et le bruit des pieds nus frappant la terre, et son corps oscillait sans cesse. Au sommet de son cou, sa tête triangulaire tremblait. Lentement, Nach se replia en arrière, en basculant un peu sur le côté. Les enfants dansaient à moins de deux mètres de lui. Il resta ainsi un long moment, tendu et vibrant. Puis, soudain, comme un fouet il se détendit et frappa. Abel avait vu le mouvement, il sauta de côté. En même temps, sa baguette siffla et toucha le serpent près de la nuque. Nach se replia en soufflant, tandis que les enfants dansaient autour de lui. Gaspar n'avait plus peur, à présent. Quand Nach frappa dans sa direction, il fit seulement un pas de côté, et à son tour il essaya de cingler le serpent à la tête. Mais Nach s'était replié aussitôt, et la baguette souleva un peu de poussière.