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– Il faut sauver la France!

C'était le temps des grands desseins et des vastes espoirs. Il est vrai qu'on avait perdu le Président Faure et le ministre Méline qui, le premier en frac et en escarpins et faisant la roue, l'autre en redingote villageoise et marchant menu dans ses gros souliers ferrés, menaient la République en terre avec la Justice. Méline avait quitté le pouvoir et Faure avait quitté la vie, au plus beau de la fête. Il est vrai que les obsèques du Président nationaliste n'avaient pas produit tout ce qu'on en attendait et qu'on avait manqué le coup du catafalque. Il est vrai qu'après avoir défoncé le chapeau du Président Loubet, ces messieurs de l'Oeillet blanc et du Bleuet avaient eu les leurs aplatis sous les poings des socialistes. Il est vrai qu'un ministère républicain s'était constitué et avait trouvé une majorité.

Mais la réaction tenait le clergé, la magistrature, l'armée, l'aristocratie territoriale, l'industrie, le commerce, une partie de la Chambre et presque toute la presse. Et, comme le disait judicieusement le jeune Lacrisse, si le garde des sceaux s'avisait de faire opérer des perquisitions au siège des Comités royalistes et antisémites, il ne trouverait pas dans toute la France un commissaire de police pour saisir des papiers compromettants.

– C'est égal, dit M. de Terremondre, ce pauvre M. Faure nous a rendu de grands services.

– Il aimait l'armée, soupira madame de Bonmont.

– Sans doute, reprit M. de Terremondre. Et puis il a accoutumé par son faste le peuple à la monarchie. Après lui, le Roi ne paraîtra pas encombrant et ses équipages ne sembleront pas ridicules.

– Madame de Bonmont fut curieuse de s'assurer que le Roi ferait son entrée à Paris dans un carrosse traîné par six chevaux blancs.

– Un jour de l'été dernier, poursuivit M. de Terremondre, comme je passais par la rue Lafayette, je trouvai toutes les voitures arrêtées, des agents formés ça et là en bouquets et des piétons plantés en bordure sur le trottoir. Un brave homme, à qui je demandai ce que cela voulait dire, me répondit gravement qu'on attendait depuis une heure le Président, qui rentrait à l'Elysée après une visite à Saint-Denis. J'observai les badauds respectueux et ces bourgeois qui, attentifs et tranquilles dans leur fiacre au repos, un petit paquet à la main, manquaient le train avec déférence. Je fus heureux de constater que tous ces gens-là se formaient docilement aux moeurs de la royauté, et que le Parisien était prêt à recevoir son souverain.

– La ville de Paris n'est plus du tout républicaine. Tout va bien, dit Joseph Lacrisse.

– Tant mieux, dit madame de Bonmont.

– Est-ce que votre père partage vos espérances? demanda M. de Gromance au jeune secrétaire de la Jeunesse royaliste.

C'est que l'opinion de Maître Lacrisse, avocat des congrégations, n'était pas à mépriser. Maître Lacrisse travaillait avec l'état-major et préparait le procès de Rennes. Il rédigeait les dépositions des généraux et les leur faisait répéter. C'était une des lumières nationalistes du barreau. Mais on le soupçonnait de nourrir peu de confiance dans l'issue des complots monarchiques. Le vieillard avait travaillé jadis pour le comte de Chambord et pour le comte de Paris. Il savait, par expérience, que la République ne se laisse pas facilement mettre dehors et qu'elle n'est pas aussi bonne fille qu'elle en a l'air. Il se méfiait du Sénat. Et, gagnant un peu d'argent au Palais, il se résignait volontiers à vivre en France dans une monarchie sans roi. Il ne partageait point les espérances de son fils Joseph, mais il était trop indulgent pour blâmer l'ardeur d'une jeunesse enthousiaste.

– Mon père, répondit Joseph Lacrisse, agit de son côté. Moi, j'agis du mien. Nos efforts sont convergents.

Et, se penchant vers madame de Bonmont, il ajouta à voix basse:

– Nous ferons le coup pendant le procès de Rennes.

– Dieu vous entende! dit M. de Gromance avec le soupir d'une piété sincère; car il est temps de sauver la France.

Il faisait très chaud. On mangea les glaces en silence. Puis la conversation reprit, faible et languissante, et se traîna en propos intimes et en observations banales. Madame de Gromance et madame de Bonmont parlèrent toilette.

– Il est question, pour cet hiver, de robes à la bonne femme, dit madame de Gromance qui regarda la baronne avec satisfaction en se la représentant alourdie par une jupe bouffante.

– Vous ne devineriez pas, dit Gromance, où je suis allé aujourd'hui. Je suis allé au Sénat. Il n'y avait pas séance. Laprat-Teulet m'a fait visiter le palais. J'ai tout vu, la salle, la galerie des Bustes, la bibliothèque. C'est un beau local.

Et, ce qu'il ne disait point, dans l'hémicycle où devaient siéger les pairs après la restauration du Roi, il avait palpé les fauteuils de velours, choisi sa place, au centre. Et avant de sortir, il avait demandé à Laprat-Teulet où était la caisse. Cette visite au palais des pairs futurs avait ranimé ses convoitises. Il répéta, dans la grande sincérité de son coeur:

– Sauvons la France, monsieur Lacrisse, sauvons la France: il n'est que temps.

Lacrisse s'en chargeait. Il montra une grande confiance et il affecta une grande discrétion. Il fallait l'en croire, tout était prêt. On serait sans doute obligé de casser la gueule au préfet Worms-Clavelin et à deux ou trois autres dreyfusistes du département. Et il ajouta, en avalant un quartier de pêche dans du sucre:

– Cela ira tout seul.

Et le baron Wallstein parla. Il parla longuement, fit sentir sa connaissance des affaires, donna des conseils et conta des histoires viennoises qui l'amusaient beaucoup.

Puis, en manière de conclusion:

– C'est très bien, dit-il avec un infatigable accent allemand, c'est très bien. Mais il faut reconnaître que vous avez manqué votre coup aux obsèques du Président Faure. Si je vous parle ainsi, c'est parce que je suis votre ami. On doit la vérité aux amis. Ne commettez pas une seconde faute, parce que alors vous ne seriez plus suivis.

Il regarda sa montre, et voyant qu'il n'avait que le temps d'arriver à l'Opéra avant la fin de la représentation, il alluma un cigare et se leva de table.

Joseph Lacrisse était discret par situation: il conspirait. Mais il aimait à faire montre de sa puissance et de son crédit. Il ôta de sa poche un portefeuille de maroquin bleu qu'il portait sur sa poitrine, contre son coeur; il en tira une lettre qu'il tendit à madame de Bonmont, et dit en souriant:

– On peut faire des perquisitions dans mon appartement. Je porte tout sur moi.

Madame de Bonmont prit la lettre, la lut tout bas, et, rougissant d'émotion et de respect, la rendit, d'une main un peu tremblante, à Joseph Lacrisse. Et quand cette lettre auguste, rentrée dans son étui de maroquin bleu, eut repris sa place sur la poitrine du secrétaire de la Jeunesse royaliste, la baronne Élisabeth attacha sur cette poitrine un long regard mouillé de larmes et brûlé de flammes. Le jeune Lacrisse lui parut soudain resplendissant d'une beauté héroïque.

L'humidité et la fraîcheur de la nuit pénétraient lentement les dîneurs attardés sous les arbres du restaurant. Les lueurs rosés, dans lesquelles brillaient les fleurs et les verres, s'éteignaient une à une sur les tables désertées. A la demande de madame de Gromance et de la baronne, Joseph Lacrisse tira une seconde fois de l'étui la lettre du roi et la lut d'une voix étouffée, mais distincte: