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»Sur le passage de ce prisonnier malheureux, le citoyen Bissolo, bien qu'en territoire ennemi, ne put s'empêcher de soupirer et de dire:

»-C'est tout de même drôle que des républicains soient traités de cette manière-là dans une république.

»Je répondis poliment qu'en effet c'était assez joyeux.

»-Non, citoyen monarchiste, reprit Bissolo, non, ce n'est pas joyeux. C'est triste. Mais ce n'est pas là le vrai malheur. Le vrai malheur, je vais vous le dire, c'est l'avachissement public.

»Ainsi parla le citoyen Bissolo avec une confiance qui nous honorait tous deux. Je promenai un regard sur la foule, et il est vrai qu'elle me sembla molle et sans énergie. De son épaisseur jaillissait de temps à autre, comme un pétard lancé par un enfant, un cri d' «A bas Loubet! A bas les voleurs! à bas les juifs! vive l'armée!»; il s'en dégageait une sympathie assez cordiale pour les bons sergots. Mais pas d'électricité, rien qui annonçât l'orage. Et le citoyen Bissolo poursuivit avec une mélancolie philosophique:

»-Le mal, le grand mal, c'est l'avachissement public. Nous, les républicains, nous les socialistes et les libertaires, nous en souffrons aujourd'hui. Vous, messieurs les monarchistes et les césariens, vous en souffrirez demain. Et vous saurez à votre tour qu'il n'est pas facile de faire boire un âne qui n'a pas soif. On arrête les républicains, et personne ne bouge. Quand ce sera le tour des royalistes d'être arrêtés, personne ne bougera non plus. Vous pouvez y compter, la foule ne se grouillera pas pour vous délivrer, vous, monsieur Henri Léon, et, votre ami M. Déroulède.

»-Je vous avoue qu'à la lueur de ces paroles, je crus entrevoir la profondeur lugubre de l'avenir. Je répondis néanmoins avec quelque ostentation:

»-Citoyen Bissolo, il subsiste pourtant entre vous et nous cette différence que vous êtes pour la foule un tas de vendus et de sans-patrie, et que nous, les monarchistes et les nationalistes, nous jouissons de l'estime publique, nous sommes populaires.

»A ces mots, le citoyen Bissolo sourit bien agréablement et dit:

»-La monture est là, monseigneur; vous n'avez qu'à l'enfourcher. Mais quand vous serez dessus elle se couchera tranquillement au bord du chemin et vous fichera par terre. Il n'y a pas plus sale bourrique, je vous en avertis. Auquel de ses cavaliers, s'il vous plaît, la popularité n'a-t-elle pas cassé les reins? La foule a-t-elle jamais pu porter le moindre secours à ses idoles en péril? Vous n'êtes pas aussi populaires que vous dites, messieurs les nationalistes, et votre prétendant Gamelle n'est guère connu du public. Mais si jamais la foule vous prend amoureusement dans ses bras, vous découvrirez bientôt l'énormité de son impuissance et de sa lâcheté.

»Je ne pus me retenir de reprocher sévèrement au citoyen Bissolo de calomnier la foule française. Il me répondit qu'il était sociologue, qu'il faisait du socialisme à base scientifique, qu'il possédait dans une petite boîte une collection de faits exactement classés, qui lui permettaient d'opérer la révolution méthodique. Et il ajouta:

»-C'est la science, et non le peuple, en qui est la souveraineté. Une bêtise répétée par trente-six millions de bouches ne cesse pas d'être une bêtise. Les majorités ont montré le plus souvent une aptitude supérieure à la servitude. Chez les faibles, la faiblesse se multiplie avec le nombre des individus. Les foules sont toujours inertes. Elles n'ont un peu de force qu'au moment où elles crèvent de faim. Je suis en état de vous prouver que le matin du 10 août 1792 le peuple de Paris était encore royaliste. Il y a dix ans que je parle dans les réunions publiques et j'y ai attrapé pas mal de horions. L'éducation du peuple est à peine commencée, voilà la vérité. Dans la cervelle d'un ouvrier, à la place où les bourgeois logent leurs préjugés ineptes et cruels, il y a un grand trou. C'est à combler. On y arrivera. Ce sera long. En attendant, il vaut mieux avoir la tête vide que pleine de crapauds et de serpents. Tout cela est scientifique, tout cela est dans ma boîte. Tout cela est conforme aux lois de l'évolution… C'est égal, la veulerie générale me dégoûte. Et à votre place, elle me ferait peur. Regardez-moi vos partisans, les défenseurs du sabre et du goupillon, sont-ils assez mous, sont-ils assez gélatineux!

»Il dit, allongea les bras, hurla furieusement: «Vive la Sociale!» plongea tête basse dans la foule énorme et disparut sous la houle.»

Joseph Lacrisse, qui avait entendu sans plaisir ce long récit, demanda si le citoyen Bissolo n'était pas une simple brute.

– C'est au contraire un homme d'esprit, répondit Henri Léon, et qu'on voudrait avoir pour voisin de campagne, comme disait Bismarck en parlant de Lassalle. Bissolo n'eut que trop raison de dire qu'on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif.

XII

Madame de Bonmont concevait l'amour comme un abîme heureux. Après ce dîner de Madrid, ennobli par la lecture d'une lettre royale, au retour ému du Bois, dans la voiture chaude encore d'une étreinte historique, elle avait dit à Joseph Lacrisse: «Ce sera pour toujours!» et cette parole, qui semblera vaine, si l'on considère l'instabilité des éléments qui servent de substance aux émotions amoureuses, n'en témoignait pas moins d'un spiritualisme convenable et d'un goût distingué pour l'infini. «Parfaitement!» avait répondu Joseph Lacrisse.

Deux semaines s'étaient écoulées depuis cette nuit généreuse, deux semaines durant lesquelles le secrétaire du Comité départemental de la Jeunesse royaliste avait partagé son temps entre les soins du complot et ceux de son amour. La baronne, en costume tailleur, le visage couvert d'une voilette de dentelle blanche, était venue, à l'heure dite, dans le petit premier d'une discrète maison de la rue Lord-Byron; trois pièces qu'elle avait aménagées elle-même avec toutes les délicatesses du coeur et fait tendre de ce bise* céleste dont s'enveloppaient naguère ses amours oubliées avec Raoul Marcien. Elle y avait trouvé Joseph Lacrisse correct, fier et même un peu farouche, charmant, jeune, mais non point tout à fait tel qu'elle eût voulu. Il était d'humeur sombre et semblait inquiet. Les sourcils froncés, les lèvres minces et serrées, il lui eût rappelé Rara, si elle n'avait possédé dans sa plénitude le don délicieux d'oublier le passé. Elle savait que, s'il était soucieux, ce n'était pas sans cause. Elle savait qu'il conspirait et qu'il était chargé, pour sa part, de «décerveler» un préfet de première classe et les principaux républicains d'un département très peuplé; qu'il risquait dans cette entreprise sa liberté, sa vie, pour le trône et l'autel. C'est parce qu'il était un conspirateur qu'elle l'avait d'abord aimé. Mais à présent, elle l'aurait préféré plus souriant et plus tendre. Il ne l'avait pas mal accueillie. Il lui avait dit: «Vous voir, c'est une ivresse. Depuis quinze jours, je marche vivant dans mon rêve étoilé, positivement.» Et il avait ajouté: «Que vous êtes délicieuse!» Mais il l'avait à peine regardée. Et tout de suite il était allé à la fenêtre. Il avait soulevé un petit coin de rideau, et depuis dix minutes il restait là, en observation.