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La clameur fut auguste et formidable. Elle grandissait encore, quand, sur un ordre de la Préfecture, une escouade de gardiens de la paix marcha contre les manifestants. Lacrisse la vit venir sans s'étonner, et dès que les agents furent à portée de la voix, il cria: «Vive la police!»

Cet enthousiasme ne manquait point de prudence, et il était sincère. Des liens d'amitié avaient été noués entre les brigades de la Préfecture et les manifestants nationalistes aux temps à jamais regrettables, si l'on ose dire, du ministre laboureur, qui laissait les porteurs de matraque assommer sur le pavé des rues les républicains silencieux. C'est ce qu'il appelait agir avec modération! O douces moeurs agricoles! O simplicité première! O jours heureux! qui ne vous a pas connus n'a pas vécu! O candeur de l'homme des champs, qui disait: «La République n'a point d'ennemis. Où voyez-vous des conspirateurs royalistes et des moines séditieux? Il n'y en a point.» Il les avait tous cachés sous sa longue redingote des dimanches. Joseph Lacrisse n'avait pas oublié ces heures fortunées. Et sur la foi de cette antique alliance des émeutiers avec les agents, il acclamait les brigades noires. Au premier rang des ligueurs, agitant son chapeau au bout de sa canne, en signe de paix, il cria vingt fois: «Vive la police!» Mais les temps étaient changés. Indifférents à cet accueil amical, sourds à ces cris flatteurs, les agents chargèrent. Le choc fut rude. La troupe nationaliste oscilla et plia. Juste retour des choses humaines, Lacrisse, qui avait cessé de saluer et s'était couvert devant les assaillants, eut son chapeau défoncé d'un coup de poing. Indigné de l'offense, il cassa sa canne sur la tête d'un sergot. Et, sans l'effort de ses amis qui le dégagèrent, il aurait été mené au poste et passé à tabac, comme un socialiste.

L'agent, qui avait la tête fendue, fut porté à l'hôpital où il reçut de M. le préfet de police une médaille d'argent. Joseph Lacrisse fut désigné par le Comité nationaliste du quartier des Grandes-Écuries comme candidat aux élections municipales du 6 mai.

C'était l'ancien Comité de M. Collinard, conservateur blackboulé aux précédentes élections, et qui, cette fois, ne se présentait pas. Le président du Comité, M. Bonnaud, charcutier, s'engagea à faire triompher la candidature de Joseph Lacrisse. Le conseiller sortant, Raimondin, républicain radical, demandait le renouvellement de son mandat. Mais il avait perdu la confiance des électeurs. Il avait mécontenté tout le monde et négligé les intérêts du quartier. Il n'avait pas même obtenu un tramway, réclamé depuis douze ans, et on l'accusait d'avoir eu quelques complaisances pour les dreyfusards. Le quartier était excellent. Les gens de maison étaient tous nationalistes et les commerçants jugeaient sévèrement le ministère Waldeck-Millerand. Il y avait des juifs; mais ils étaient antisémites. Les congrégations, nombreuses et riches, marcheraient. On pouvait compter notamment sur les Pères qui avaient ouvert la chapelle de Saint-Antoine. Le succès était certain. Il fallait seulement que M. Lacrisse ne se déclarât pas expressément et en propres termes royaliste, par ménagement pour le petit commerce qui avait peur d'un changement de régime, surtout pendant l'Exposition.

Lacrisse résista. Il était royaliste et n'entendait pas mettre son drapeau dans sa poche. M. Bonnaud insista. Il connaissait l'électeur. Il savait quelle bête c'était et comment il fallait la prendre. Que M. Lacrisse se présentât comme nationaliste et Bonnaud enlevait l'élection. Sinon, il n'y avait rien à faire.

Joseph Lacrisse était perplexe. Il pensa en écrire au Roi. Mais le temps pressait. D'ailleurs le Prince pouvait-il, à distance, être bon juge de ses propres intérêts? Lacrisse consulta ses amis.

– Notre force est dans notre principe, lui répondit Henri Léon. Un monarchiste ne peut pas se dire républicain, même pendant l'Exposition. Mais on ne vous demande pas de vous déclarer républicain, mon cher Lacrisse. On ne vous demande pas même de vous déclarer républicain progressiste ou républicain libéral, ce qui est tout autre chose que républicain. On vous demande de vous proclamer nationaliste. Vous pouvez le faire la tête haute, puisque vous êtes nationaliste. N'hésitez pas. Le succès en dépend, et il importe à la bonne cause que vous soyez élu.

Joseph Lâcrisse céda par patriotisme. Et il écrivit au Prince pour lui exposer la situation et protester de son dévouement.

On arrêta sans difficulté les termes du programme. Défendre l'armée nationale contre une bande de forcenés. Combattre le cosmopolitisme. Soutenir les droits des pères de famille violés par le projet du gouvernement sur le stage universitaire. Conjurer le péril collectiviste. Relier par un tramway le quartier des Grandes-Écuries à l'Exposition. Porter haut le drapeau de la France. Améliorer le service des eaux.

De plébiscite il n'en fut pas question. On ne savait ce que c'était dans le quartier des Grandes-Écuries. Joseph Lacrisse n'eut point l'embarras de concilier sa doctrine, qui était celle du droit divin, avec la doctrine plébiscitaire. Il aimait et admirait Déroulède. Il ne le suivait pas aveuglément.

– Je ferai faire des affiches tricolores, dit-il à Bonnaud. Ce sera d'un bel effet. Il ne faut rien négliger pour frapper les esprits.

Bonnaud l'approuva. Mais le conseiller sortant, Raimondin, ayant obtenu à la dernière heure l'établissement d'une ligne de tramways à vapeur allant des Grandes-Écuries au Trocadéro, publiait abondamment cet heureux succès. Il honorait l'armée dans ses circulaires et célébrait les merveilles de l'Exposition comme le triomphe du génie industriel et commercial de la France, et la gloire de Paris. Il devenait un concurrent redoutable.

Sentant que la lutte serait rude, les nationalistes haussèrent leur courage. Dans d'innombrables réunions, ils accusèrent Raimondin d'avoir laissé mourir de faim sa vieille mère et voté la souscription municipale au livre d'Urbain Gohier. Ils flétrirent chaque nuit Raimondin, candidat des juifs et des panamistes. Un groupe de républicains progressistes se forma pour soutenir la candidature de Joseph Lacrisse et lança la circulaire que voici:

Messieurs les Électeurs,

Les graves circonstances que nous traversons nous font un devoir de demander compte aux candidats aux élections municipales de leur sentiment sur la politique générale, de laquelle dépend l'avenir du pays. A l'heure où des égarés ont la prétention criminelle d'entretenir une agitation malsaine de nature à affaiblir notre cher pays; à l'heure où le Collectivisme, audacieusement installé au pouvoir, menace nos biens, fruits sacrés du travail et de l'épargne; à l'heure où un gouvernement établi contre l'opinion publique prépare des lois tyranniques, vous voterez tous pour

M. Joseph LACRISSE

AVOCAT A LA COUR D'APPEL

Candidat de la liberté de conscience et de la République honnête.

Les socialistes nationalistes du quartier avaient pensé d'abord désigner un candidat à eux, dont les voix, au second tour, se fussent reportées sur Lacrisse. Mais le péril imminent imposait l'union. Les socialistes nationalistes des Grandes-Écuries se rallièrent à la candidature Lacrisse et firent un appel aux électeurs: