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Il chercha dans son esprit le nom d'un homme fort, mais soit qu'il n'en connût pas parmi ses amis, soit que sa mémoire ingrate lui refusât le nom qu'il voulait, soit qu'une naturelle malveillance lui fît repousser les exemples qui lui venaient à l'esprit, il n'acheva pas sa phrase, et il reprit avec un peu d'humeur:

– Enfin, je ne vois pas pourquoi vous les débinez.

– Je ne les débine pas. Je dis qu'ils sont moins intelligents que vos électeurs monarchistes et catholiques qui ont marché pour vous avec les bons Pères. Ceux-là, ils savaient ce qu'ils faisaient. Eh bien! votre intérêt, comme votre devoir, est de travailler pour eux, d'abord parce qu'ils pensent comme vous et ensuite parce qu'on ne les trompe pas, les bons Pères, tandis qu'on trompe les imbéciles.

– Erreur! profonde erreur! s'écria Joseph Lacrisse. On voit bien, mon cher, que vous ne connaissez pas l'électeur. Je le connais, moi! Les imbéciles ne sont pas plus faciles à tromper que les autres. Ils se trompent, c'est vrai. Ils se trompent à chaque instant. Mais on ne les trompe pas…

– Si! si! on les trompe, seulement il faut savoir s'y prendre.

– N'en croyez rien, répondit Lacrisse avec sincérité.

Puis, se ravisant:

– D'ailleurs, je ne veux pas les tromper.

– Qui vous parle de les tromper? Il faut les satisfaire. Et vous le pouvez à peu de frais. Vous ne voyez pas assez le Père Adéodat. C'est un homme de bon conseil, et si modéré! Il vous dira avec son fin sourire, les mains dans ses manches: «Monsieur le conseiller, gardez, contentez votre majorité. Nous ne serons pas offensés ça et là d'un vote sur l'imprescriptibilité des droits de l'homme et du citoyen, ou même contre l'ingérence du clergé dans le gouvernement. Pensez en séance publique à vos électeurs républicains, et soyez à nous dans les commissions. C'est là, dans la paix et le silence, qu'on fait de bonne besogne. Que la majorité du Conseil se montre parfois anticléricale, c'est un mal que nous supporterons avec patience. Mais il importe que les grandes commissions soient profondément religieuses. Elles seront plus puissantes que le Conseil lui-même, parce qu'une minorité active et compacte l'emporte toujours sur une majorité inerte et confuse.»

»Voilà, mon cher Lacrisse, ce que vous dira le Père Adéodat. Il est admirable de patience et de sérénité. Quand nos amis viennent lui dire en frémissant: «Oh! mon père! quelles abominations nouvelles préparent les francs-maçons! le stage scolaire, l'article 7, la loi sur les associations, ce sont des horreurs!» le bon Père sourit et ne répond rien. Il ne répond rien, mais il pense: «Nous en avons vu d'autres. Nous avons vu 89 et 93, la suppression des communautés religieuses et la vente des biens ecclésiastiques. Et jadis, sous la monarchie très chrétienne, croit-on que nous avons gardé et accru nos biens sans efforts et sans luttes? C'est mal connaître l'histoire de France. Nos grasses abbayes, nos villes et villages, nos serfs, nos prairies et nos moulins, nos bois et nos étangs, nos justices et nos juridictions, nous ont été sans cesse disputés par de puissants ennemis, seigneurs, évêques et rois. Nous avions à défendre, à main armée ou devant les tribunaux, un jour un pré, une route, le lendemain, un château, un gibet. Pour soustraire nos richesses à la cupidité du pouvoir laïque, il nous fallait à tout momonet produire ces vieilles chartes de Clotaire et de Dagobert que la science impie, enseignée aujourd'hui dans les écoles du gouvernement, argue de faux. Nous avons plaidé pendant dix siècles contre les gens du Roi. Il n'y a que trente ans que nous plaidons contre la justice de la République. Et l'on croit que nous sommes las! Non, nous ne sommes ni effrayés ni découragés. Nous avons de l'argent et des immeubles. C'est le bien des pauvres. Pour le conserver et le multiplier, nous comptons sur deux secours qui ne nous feront pas défaut: la protection du Ciel et l'impuissance parlementaire.»

**»Telles sont les pensées qui se forment harmonieusement sous le crâne luisant du Père Adéodat. Lacrisse, vous avez été le candidat du Père Adéodat. Vous êtes son élu. Voyez-le. C'est un grand politique. Il vous donnera de bons conseils. Vous apprendrez de lui à contenter le charcutier qui est républicain et à charmer le marchand de parapluies qui est libre penseur. Voyez le Père Adéodat, voyez-le sans cesse et le revoyez.

– J'ai plusieurs fois causé avec lui, dit Joseph Lacrisse. Il est en effet très intelligent. Ces bons Pères se sont enrichis avec une rapidité surprenante. Ils font beaucoup de bien dans le quartier.

– Beaucoup de bien, reprit Henri Léon. Tout l'énorme quadrilatère compris entre la rue des Grandes-Écuries, le manège, l'hôtel du baron Golsberg et le boulevard extérieur leur appartient. Ils réalisent patiemment un plan gigantesque. Ils ont entrepris d'élever en plein Paris, dans votre circonscription, mon cher, une autre Lourdes, une immense basilique, qui attirera, chaque année, des millions de pèlerins. En attendant ils construisent sur leurs vastes terrains des maisons de rapport.

– Je le sais bien, dit Lacrisse.

– Je le sais aussi, dit Frémont. Je connais leur architecte. C'est Florimond, un homme extraordinaire. Vous savez que les bons Pères organisent des tournées de pèlerinage en France et à l'étranger. Florimond, les cheveux incultes et la barbe vierge, accompagne les pèlerins dans leurs visites aux cathédrales. Ils s'est fait la tête d'un maître maçon du XIIIe siècle. Il contemple les tours et les clochers avec des yeux extatiques. Il explique aux dames l'arc en tiers-point et la Symbolique chrétienne. Il montre, au cour de la grande rose des portails, Marie, fleur de l'arbre de Jessé. Il calcule la résistance des murs avec des larmes, des soupirs et des prières. A la table d'hôte, qui réunit les moines et les pèlerins, son visage et ses mains, encore tout gris des vieilles pierres qu'il a embrassées, attestent sa foi d'artisan catholique. Il dit son rêve: «Apporter, humble ouvrier, sa pierre au nouveau sanctuaire qui durera autant que le monde.» Et, rentré à Paris, il bâtit des maisons ignobles, des immeubles de rapport avec de mauvais plâtras et des briques creuses posées de champ, de misérables bâtisses qui ne dureront pas vingt ans.

– Mais, dit Henri Léon, elles ne doivent pas durer vingt ans. Ce sont les immeubles des Grandes-Écuries dont je parlais tout à l'heure, et qui feront place un jour à la grande basilique de Saint-Antoine et à ses dépendances, à toute une cité religieuse qui naîtra dans une quinzaine d'années. Avant quinze ans, les bons Pères posséderont tout le quartier de Paris qui a élu notre ami Lacrisse.

Madame de Bonmont se leva et prit le bras du comte Bavant.

– Vous comprenez, je n'aime pas à me séparer de mes affaires… Des objets prêtés courent des risques… On a des ennuis… Mais du moment que c'est dans l'intérêt national… Le pays avant tout. Vous choisirez avec M. Frémont ce qu'il faudra exposer.

– C'est égal, dit Jacques de Cadde en quittant la table, vous avez tort, Dellion, de ne pas travailler le coup du père François.

On prit le café dans le petit salon.

Jambe-d'Argent, chansonnier chouan, se mit au piano. Il venait d'ajouter à son répertoire quelques chansons royalistes de la Restauration avec lesquelles il comptait bien se faire un joli succès dans les salons.

Il chanta, sur l'air de la Sentinelle:

Au champ d'honneur frappé d'un coup mortel,

Le preux Bayard, dans l'ardeur qui l'enflamme,

Fier de périr pour le sol paternel,

Avec ivresse exhalait sa grande âme:

Ah! sans regret je puis mourir;

Mon sort, dit-il, sera digne d'envie,

Puisque jusqu'au dernier soupir,

Sans reproche j'ai pu servir

Mon roi, ma belle et ma patrie.

Chassons des Aigues, président du Comité d'action nationaliste, s'approcha de Joseph Lacrisse: