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– Bonjour, mon papa!

La voix même était changée, devenue moins haute et plus égale.

– Comme tu es grande, ma fille!

Il la trouva gentille avec son nez fin, ses yeux intelligents et sa bouche moqueuse. Il en éprouva du plaisir. Mais ce plaisir lui fut tout de suite gâté par cette réflexion qu'on n'est guère tranquille sur la terre et que les êtres jeunes, en cherchant le bonheur, tentent une entreprise incertaine et difficile.

Il donna à Zoé un rapide baiser sur chaque joue.

– Tu n'as pas changé, toi, ma bonne Zoé… Je ne vous attendais pas aujourd'hui. Mais je suis bien content de vous revoir toutes les deux.

Riquet ne concevait pas que son maître fît à des étrangères un accueil si familier. Il aurait mieux compris qu'il les chassât avec violence, mais il était accoutumé à ne pas comprendre toutes les actions des hommes. Laissant faire à M. Bergeret, il faisait son devoir. Il aboyait à grands coups pour épouvanter les méchants. Puis il tirait du fond de sa gueule des grognements de haine et de colère; un pli hideux des lèvres découvrait ses dents blanches. Et il menaçait les ennemis en reculant.

– Tu as un chien, papa? fit Pauline.

– Vous ne deviez venir que samedi, dit M. Bergeret.

– Tu as reçu ma lettre? dit Zoé.

– Oui, dit M. Bergeret.

– Non, l'autre.

– Je n'en ai reçu qu'une.

– On ne s'entend pas ici.

Et il est vrai que Riquet lançait ses aboiements de toute la force de son gosier.

– Il y a de la poussière sur le buffet, dit Zoé en y posant son manchon. Ta bonne n'essuie donc pas?

Riquet ne put souffrir qu'on s'emparât ainsi du buffet. Soit qu'il eût une aversion particulière pour mademoiselle Zoé, soit qu'il la jugeât plus considérable, c'est contre elle qu'il avait poussé le plus fort de ses aboiements et de ses grognements. Quand il vit qu'elle mettait la main sur le meuble où l'on renfermait la nourriture humaine, il haussa à ce point la voix que les verres en résonnèrent sur la table. Mademoiselle Zoé, se retournant brusquement vers lui, lui demanda avec ironie:

– Est-ce que tu veux me manger, toi?

Et Riquet s'enfuit, épouvanté.

– Est-ce qu'il est méchant, ton chien, papa?

– Non. Il est intelligent et il n'est pas méchant.

– Je ne le crois pas intelligent, dit Zoé.

– Il l'est, dit M. Bergeret. Il ne comprend pas toutes nos idées; mais nous ne comprenons pas toutes les siennes. Les âmes sont impénétrables les unes aux autres.

– Toi, Lucien, dit Zoé, tu ne sais pas juger les personnes.

M. Bergeret dit a Pauline:

– Viens, que je te voie un peu. Je ne te reconnais plus.

Et Riquet eut une pensée. Il résolut d'aller trouver, à la cuisine, la bonne Angélique, de l'avertir, s'il était possible, des troubles qui désolaient la salle à manger. Il n'espérait plus qu'en elle pour rétablir l'ordre et chasser les intrus.

– Où as-tu mis le portrait de notre père? demanda mademoiselle Zoé.

– Asseyez-vous et mangez, dit M. Bergeret. Il y a du poulet et diverses autres choses.

– Papa, c'est vrai que nous allons habiter Paris?

– Le mois prochain, ma fille. Tu en es contente?

– Oui, papa. Mais je serais contente aussi d'habiter la campagne, si j'avais un jardin.

Elle s'arrêta de manger du poulet et dit:

– Papa, je t'admire. Je suis fière de toi. Tu es un grand homme.

– C'est aussi l'avis de Riquet, le petit chien, dit M. Bergeret.

II

Le mobilier du professeur fut emballé sous la surveillance de mademoiselle Zoé, et porté au chemin de fer.

Pendant les jours de déménagement, Riquet errait tristement dans l'appartement dévasté. Il regardait avec défiance Pauline et Zoé dont la venue avait précédé de peu de jours le bouleversement de la demeure naguère si paisible. Les larmes de la vieille Angélique, qui pleurait toute la journée dans la cuisine, augmentaient sa tristesse. Ses plus chères habitudes étaient contrariées. Des hommes inconnus, mal vêtus, injurieux et farouches, troublaient son repos et venaient jusque dans la cuisine fouler au pied son assiette à pâtée et son bol d'eau fraîche. Les chaises lui étaient enlevées à mesure qu'il s'y couchait et les tapis tirés brusquement de dessous son pauvre derrière, que, dans sa propre maison, il ne savait plus où mettre.

Disons, à son honneur, qu'il avait d'abord tenté de résister. Lors de l'enlèvement de la fontaine, il avait aboyé furieusement à l'ennemi. Mais à son appel personne n'était venu. Il ne se sentait point encouragé, et même, à n'en point douter, il était combattu. Mademoiselle Zoé lui avait dit sèchement: «Tais-toi donc!» Et mademoiselle Pauline avait ajouté: «Riquet, tu es ridicule!» Renonçant désormais à donner des avertissements inutiles et à lutter seul pour le bien commun, il déplorait en silence les ruines de la maison et cherchait vainement de chambre en chambre un peu de tranquillité. Quand les déménageurs pénétraient dans la pièce où il s'était réfugié, il se cachait par prudence sous une table ou sous une commode, qui demeuraient encore. Mais cette précaution lui était plus nuisible qu'utile, car bientôt le meuble s'ébranlait sur lui, se soulevait, retombait en grondant et menaçait de l'écraser. Il fuyait, hagard et le poil rebroussé, et gagnait un autre abri, qui n'était pas plus sûr que le premier.

Et ces incommodités, ces périls même, étaient peu de chose auprès des peines qu'endurait son coeur. En lui, c'est le moral, comme on dit, qui était le plus affecté.

Les meubles de l'appartement lui représentaient non des choses inertes, mais des êtres animés et bienveillants, des génies favorables, dont le départ présageait de cruels malheurs. Plats, sucriers, poêlons et casseroles, toutes les divinités de la cuisine; fauteuils, tapis, coussins, tous les fétiches du foyer, ses lares et ses dieux domestiques, s'en étaient allés. Il ne croyait pas qu'un si grand désastre pût jamais être réparé. Et il en recevait autant de chagrin qu'en pouvait contenir sa petite âme. Heureusement que, semblable à l'âme humaine, elle était facile à distraire et prompte à l'oubli des maux. Durant les longues absences des déménageurs altérés, quand le balai de la vieille Angélique soulevait l'antique poussière du parquet, Riquet respirait une odeur de souris, épiait la fuite d'une araignée, et sa pensée légère en était divertie. Mais il retombait bientôt dans la tristesse.

Le jour du départ, voyant les choses empirer d'heure en heure, il se désola. Il lui parut spécialement funeste qu'on empilât le linge dans de sombres caisses. Pauline, avec un empressement joyeux, faisait sa malle. Il se détourna d'elle comme si elle accomplissait une oeuvre mauvaise. Et, rencogné au mur, il pensait: «Voilà le pire! C'est la fin de tout!» Et, soit qu'il crût que les choses n'étaient plus quand il ne les voyait plus, soit qu'il évitât seulement un pénible spectacle, il prit soin de ne pas regarder du côté de Pauline. Le hasard voulut qu'en allant et venant, elle remarquât l'attitude de Riquet. Cette attitude, qui était triste, elle la trouva comique et elle se mit à rire. Et, en riant, elle l'appela: «Viens! Riquet, viens!» Mais il ne bougea pas de son coin et ne tourna pas la tête. Il n'avait pas en ce moment le coeur à caresser sa jeune maîtresse et, par un secret instinct, par une sorte de pressentiment, il craignait d'approcher de la malle béante. Pauline l'appela plusieurs fois. Et, comme il ne répondait pas, elle l'alla prendre et le souleva dans ses bras. «Qu'on est donc malheureux! lui dit-elle; qu'on est donc à plaindre!» Son ton était ironique. Riquet ne comprenait pas l'ironie. Il restait inerte et morne dans les bras de Pauline, et il affectait de ne rien voir et de ne rien entendre. «Riquet, regarde-moi!» Elle fit trois fois cette objurgation et la fit trois fois en vain. Après quoi, simulant une violente colère: «Stupide animal, disparais», et elle le jeta dans la malle, dont elle renversa le couvercle sur lui. A ce moment sa tante l'ayant appelée, elle sortit de la chambre, laissant Riquet dans la malle.