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Il y éprouvait de vives inquiétudes. Il était à mille lieues de supposer qu'il avait été mis dans ce coffre par simple jeu et par badinage. Estimant que sa situation était déjà assez fâcheuse, il s'efforça de ne point l'aggraver par des démarches inconsidérées. Aussi demeura-t-il quelques instants immobile, sans souffler. Puis, ne se sentant plus menacé d'une nouvelle disgrâce, il jugea nécessaire d'explorer sa prison ténébreuse. Il tâta avec ses pattes les jupons et les chemises sur lesquels il avait été si misérablement précipité, et il chercha quelque issue pour s'échapper. Il s'y appliquait depuis deux ou trois minutes quand M. Bergeret, qui s'apprêtait à sortir, l'appela:

– Viens, Riquet, viens! Nous allons faire nos adieux à Paillot, le libraire… Viens! Où es-tu?…

La voix de M. Bergeret apporta à Riquet un grand réconfort. Il y répondait par le bruit de ses pattes qui, dans la malle, grattaient éperdument la paroi d'osier.

– Où est donc le chien? demanda M. Bergeret à Pauline, qui revenait portant une pile de linge.

– Papa, il est dans la malle.

– Pourquoi est-il dans la malle?

– Parce que je l'y ai mis, papa.

M. Bergeret s'approcha de la malle et dit:

– Ainsi l'enfant Comatas, qui soufflait dans sa flûte en gardant les chèvres de son maître, fût enfermé dans un coffre. Il y fut nourri de miel par les abeilles des Muses. Mais toi, Riquet, tu serais mort de faim dans cette malle, car tu n'es pas cher aux Muses immortelles.

Ayant ainsi parlé, M. Bergeret délivra son ami. Riquet le suivit jusqu'à l'anti-chambre en agitant la queue. Puis une pensée traversa son esprit. Il rentra dans l'appartement, courut vers Pauline, se dressa contre les jupes de la jeune fille. Et ce n'est qu'après les avoir embrassées tumultueusement en signe d'adoration qu'il rejoignit son maître dans l'escalier. Il aurait cru manquer de sagesse et de religion en ne donnant pas ces marques d'amour à une personne dont la puissance l'avait plongé dans une malle profonde.

M. Bergeret trouva la boutique de Paillot triste et laide. Paillot y était occupé à «appeler», avec son commis, les fournitures de l'École communale. Ces soins l'empêchèrent de faire au professeur d'amples adieux. Il n'avait jamais été très expressif; et il perdait peu à peu, en vieillissant, l'usage de la parole. Il était las de vendre des livres, il voyait le métier perdu, et il lui tardait de céder son fonds et de se retirer dans sa maison de campagne, où il passait tous ses dimanches.

M. Bergeret s'enfonça, à sa coutume, dans le coin des bouquins, il tira du rayon le tome XXXVIII de l'Histoire générale des voyages. Le livre cette fois encore s'ouvrit entre les pages 212 et 213, et cette fois encore il lut ces lignes insipides:

«ver un passage au nord. C'est à cet échec, dit-il, que nous devons d'avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich et enrichir notre voyage d'une découverte qui, bien que la dernière, semble, sous beaucoup de rapports, être la plus importante que les Européens aient encore faite dans toute l'étendue de l'Océan Pacifique. Les heureuses prévisions que semblaient annoncer ces paroles ne se réalisèrent malheureusement pas.»

Ces lignes, qu'il lisait pour la centième fois et qui lui rappelaient tant d'heures de sa vie médiocre et difficile, embellie cependant par les riches travaux de la pensée, ces lignes dont il n'avait jamais cherché le sens, le pénétrèrent cette fois de tristesse et de découragement, comme si elles contenaient un symbole de l'inanité de toutes nos espérances et l'expression du néant universel. Il ferma le livre, qu'il avait tant de fois ouvert et qu'il ne devait jamais plus ouvrir, et sortit désolé de la boutique du libraire Paillot.

Sur la place Saint-***père, il donna un dernier regard à la maison de la reine Marguerite. Les rayons du soleil couchant en frisaient les poutres historiées, et, dans le jeu violent des lumières et des ombres, l'écu de Philippe Tricouillard accusait avec orgueil les formes de son superbe blason, armes parlantes dressées là, comme un exemple et un reproche, sur cette cité stérile.

Rentré dans la maison démeublée, Riquet frotta de ses pattes les jambes de son maître, leva sur lui ses beaux yeux affligés; et son regard disait:

– Toi, naguère si riche et si puissant, est-ce que tu serais devenu pauvre? est-ce que tu serais devenu faible, ô mon maître? Tu laisses des hommes couverts de haillons vils envahir ton salon, ta chambre à coucher, ta salle à manger, se ruer sur tes meubles et les traîner dehors, traîner dans l'escalier ton fauteuil profond, ton fauteuil et le mien, le fauteuil où nous reposions tous les soirs, et bien souvent le matin, à côté l'un de l'autre. Je l'ai entendu gémir dans les bras des hommes mal vêtus, ce fauteuil qui est un grand fétiche et un esprit bienveillant. Tu ne t'es pas opposé à ces envahisseurs. Si tu n'as plus aucun des génies qui remplissaient ta demeure, si tu as perdu jusqu'à ces petites divinités que tu chaussais, le matin, au sortir du lit, ces pantoufles que je mordillais en jouant, si tu es indigent et misérable, ô mon maître, que deviendrai-je?

– Lucien, nous n'avons pas de temps à perdre, dit Zoé. Le train part à huit heures et nous n'avons pas encore dîné. Allons dîner à la gare.

– Demain, tu seras à Paris, dit M. Bergeret à Riquet. C'est une ville illustre et généreuse. Cette générosité, à vrai dire, n'est point répartie entre tous ses habitants. Elle se renferme, au contraire, dans un très petit nombre de citoyens. Mais toute une ville, toute une nation résident en quelques personnes qui pensent avec plus de force et de justesse que les autres. Le reste ne compte pas. Ce qu'on appelle le génie d'une race ne parvient à sa conscience que dans d'imperceptibles minorités. Ils sont rares en tout lieu les esprits assez libres pour s'affranchir des terreurs vulgaires et découvrir eux-mêmes la vérité voilée.

III

M. Bergeret, lors de sa venue à Paris, s'était logé, avec sa soeur Zoé et sa fille Pauline, dans une maison qui allait être démolie et où il commençait à se plaire depuis qu'il savait qu'il n'y resterait pas. Ce qu'il ignorait, c'est que, de toute façon, il en serait sorti au même terme. Mademoiselle Bergeret l'avait résolu dans son coeur. Elle n'avait pris ce logis que pour se donner le temps d'en trouver un plus commode et s'était opposée à ce qu'on y fit des frais d'aménagement.

C'était une maison de la rue de Seine, qui avait bien cent ans, qui n'avait jamais été jolie et qui était devenue laide en vieillissant. La porte cochère s'ouvrait humblement sur une cour humide entre la boutique d'un cordonnier et celle d'un emballeur. M. Bergeret y logeait au second étage et il avait pour voisin de palier un réparateur de tableaux, dont la porte laissait voir, en s'entr'ouvrant, de petites toiles sans cadre autour d'un poêle de faïence, paysages, portraits anciens et une dormeuse à la chair ambrée, couchée dans un bosquet sombre, sous un ciel vert. L'escalier, assez clair et tendu aux angles de toiles d'araignées, avait des degrés de bois garnis de carreaux aux tournants. On y trouvait, le matin, des feuilles de salade tombées du filet des ménagères. Rien de cela n'avait un charme pour M. Bergeret. Pourtant il s'attristait à la pensée de mourir encore à ces choses, après être mort à tant d'autres, qui n'étaient point précieuses, mais dont la succession avait formé la trame de sa vie.

Chaque jour, son travail accompli, il s'en allait chercher un logis. Il pensait demeurer de préférence sur cette rive gauche de la Seine, où son père avait vécu et où il lui semblait qu'on respirât la vie paisible et les bonnes études. Ce qui rendait ses recherches difficiles, c'était l'état des voies défoncées, creusées de tranchées profondes et couvertes de monticules, c'était les quais impraticables et à jamais défigurés. On sait en effet, qu'en cette année 1899 la face de Paris fut toute bouleversée, soit que les conditions nouvelles de la vie eussent rendu nécessaire l'exécution d'un grand nombre de travaux, soit que l'approche d'une grande foire universelle eût excité, de toutes parts, des activités démesurées et une soudaine ardeur d'entreprendre. M. Bergeret s'affligeait de voir que la ville était culbutée, sans qu'il en comprit suffisamment la nécessité. Mais, comme il était sage, il essayait de se consoler et de se rassurer par la méditation, et quand il passait sur son beau quai Malaquais, si cruellement ravagé par des ingénieurs impitoyables, il plaignait les arbres arrachés et les bouquinistes chassés, et il songeait, non sans quelque force d'âme: