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– Êtes-vous allée, madame, au Petit Palais? demanda Frémont à la baronne.

Elle répondit qu'oui et qu'elle y avait vu de belles boîtes et de jolis carnets de bal.

– Émile Molinier, reprit l'Inspecteur des beaux-arts, a organisé une admirable exposition de l'art français. Le moyen âge y est représenté par les monuments les plus précieux. Le XVIIIe siècle y figure honorablement, mais il reste de la place encore. Vous, madame, qui possédez des trésors d'art, ne nous refusez pas l'aumône de quelque chef-d'oeuvre.

Il est vrai que le grand baron avait laissé des trésors d'art à sa veuve. Le comte Davant avait fait pour lui des rafles dans les châteaux de province et tiré, par toute la France, sur les bords de la Somme, de la Loire et du Rhône, à des gentilshommes moustachus, ignares et besogneux, les portraits des ancêtres, les meubles historiques, dons des rois à leurs maîtresses, souvenirs augustes de la monarchie, gloire des plus illustres familles. Elle avait dans son château de Montil et dans son hôtel de l'avenue Marceau des ouvrages des plus fameux ébénistes français et des plus grands ciseleurs du XVIIIe siècle: commodes, médailliers, secrétaires, horloges, pendules, flambeaux, et des tapisseries exquises, aux couleurs mourantes. Mais bien que Frémont et, avant lui, Terremondre l'eussent priée d'envoyer quelques meubles, des bronzes, des tentures, à l'exposition rétrospective, elle s'y était toujours refusée. Vaine de ses richesses et désireuse de les étaler, elle n'avait, cette fois, rien voulu prêter. Joseph Lacrisse l'encourageait dans ce refus: «Ne donnez donc rien à leur Exposition. Vos objets seront volés, brûlés. Sait-on seulement s'ils parviendront à organiser leur foire internationale? Il vaut mieux n'avoir pas affaire à ces gens-là.»

Frémont, qui avait déjà essuyé plusieurs refus, insista:

– Vous, madame, qui possédez de si belles choses, et qui êtes si digne de les posséder, montrez-vous ce que vous êtes, libérale, généreuse et patriote, car il s'agit de patriotisme. Envoyez au Petit Palais votre meuble de Riesener, décoré de sèvres en pâte tendre. Avec ce meuble, vous ne craindrez pas de rivaux. Car il n'y a son pareil qu'en Angleterre. Nous mettrons dessus vos vases en porcelaine, qui proviennent du Grand Dauphin, ces deux merveilleuses potiches en céladon, montées en bronze par Caffieri. Ce sera éblouissant!…

Le baron Davant arrêta Frémont:

– Ces montures, dit-il avec un ton de sagesse attristée, ne sont pas de Philippe Caffieri. Elles sont marquées d'un C surmonté d'une fleur de lis. C'est la marque de Cressent. On peut l'ignorer. Mais il ne faut pas dire le contraire.

Frémont reprit ses supplications:

– Madame, montrez votre magnificence, ajoutez à cet envoi votre tenture de Leprince, la Fiancéemoscovite. Et vous vous assurerez des droits à la reconnaissance nationale.

Elle était près de céder. Avant de consentir, elle interrogea du regard Joseph Lacrisse, qui lui dit:

– Envoyez-leur votre XVIIIe siècle, puisqu'ils en manquent.

Puis, par déférence pour le comte Davant, elle lui demanda ce qu'il fallait faire.

Il lui répondit:

– Faites ce que vous voudrez. Je n'ai pas de conseils à vous donner. Envoyez ou n'envoyez pas vos meubles à l'Exposition, ce sera tout un. Rien ne fait rien, comme disait mon vieil ami Théophile Gautier.

– Ça y est, pensa Frémont! Je vais tout à l'heure aller annoncer au ministère que j'ai décroché la collection Bonmont. Cela vaut bien la rosette.

Et il sourit intérieurement. Ce n'est pas qu'il fût un sot. Mais il ne méprisait pas les distinctions sociales, et il trouvait piquant qu'un condamné de la Commune fût officier de la Légion d'honneur.

– Il faut pourtant, dit Joseph Lacrisse, que je prépare le discours que je prononcerai dimanche au banquet des Grandes-Écuries.

– Oh! soupira la baronne. Ne vous donnez pas de peine. C'est inutile. Vous improvisez si merveilleusement!…

– Et puis, mon cher, dit Jacques de Cadde, ce n'est pas difficile de parler aux électeurs.

– Ce n'est pas difficile, si vous voulez, reprit l'élu Lacrisse, mais c'est délicat. Nos adversaires crient que nous n'avons pas de programme. C'est une calomnie; nous avons un programme, mais…

– La chasse à la perdrix, voilà le programme, messieurs, dit Jambe-d'Argent.

– Mais l'électeur, poursuivit Joseph Lacrisse, est plus complexe qu'on ne se le figure tout d'abord. Ainsi, moi, j'ai été élu aux Grandes-Écuries, par les monarchistes naturellement, et par les bonapartistes, et aussi par les… comment dirai-je? par les républicains qui ne veulent plus de la République, mais qui sont républicains tout de même. C'est un état d'esprit qui n'est pas rare à Paris, dans le petit commerce. Ainsi le charcutier, qui est le président de mon Comité, me le crie à plein gosier:

«La République des républicains, je n'en veux plus. Si je pouvais, je la ferais sauter, dussé-je sauter avec. Mais la vôtre, monsieur Lacrisse, je me ferais tuer pour elle…» Sans doute il y a un terrain d'entente.

«Groupons-nous autour du drapeau… Ne laissons pas attaquer l'armée… Sus aux traîtres qui, soudoyés par l'étranger, travaillent à énerver la défense nationale…» Ça, c'est un terrain.

– Il y a aussi l'antisémitisme, dit Henri Léon.

– L'antisémitisme, répondit Joseph Lacrisse, réussit très bien aux Grandes-Écuries, parce qu'il y a dans le quartier beaucoup de juifs riches qui font campagne avec nous.

– Et la campagne antimaçonnique! s'écria Jacques de Cadde, qui était pieux.

– Nous sommerions d'accord aux Grandes-Écuries pour combattre les francs-maçons, répondit Joseph Lacrisse. Ceux qui vont à la messe leur reprochent de n'être pas catholiques. Les socialistes nationalistes leur reprochent de n'être pas antisémites. Et toutes nos réunions sont levées sur le cri mille fois répété de: «A bas les francs-maçons!» Sur quoi le citoyen Bissolo s'écrie: «A bas la calotte!» Il est aussitôt frappé, renversé, foulé aux pieds par nos amis et traîné au poste par les agents. L'esprit est excellent aux Grandes-Écuries. Mais il y a des idées fausses à détruire. Le petit bourgeois ne comprend pas encore que seule la monarchie peut faire son bonheur. Il ne sent pas encore qu'il se grandit en s'inclinant devant l'Église. Le boutiquier a été empoisonné par les mauvais livres et les mauvais journaux. Il est contre les abus du clergé et l'ingérence des prêtres dans la politique. Beaucoup de mes électeurs eux-mêmes se disent anticléricaux.

– Vraiment! s'écria madame la baronne de Bonmont attristée et surprise.

– Madame, dit Jacques de Cadde, c'est la même chose en province. Et j'appelle cela être contre la religion. Qui dit anticlérical dit antireligieux.

– Ne nous le dissimulons pas, reprit Lacrisse: il nous reste encore beaucoup à faire. Par quels moyens? C'est ce qu'il faut rechercher.

– Moi, dit Jacques de Cadde, je suis pour les moyens violents.

– Lesquels? demanda Henri Léon.

Il y eut un silence et Henri Léon reprit.

– Nous avons remporté des succès prodigieux. Mais Boulanger aussi avait remporté des succès prodigieux. Il s'est usé.

– On l'a usé, dit Lacrisse. Mais nous n'avons pas à craindre qu'on nous use de même. Les républicains, qui se sont très bien défendus contre lui, se défendent très mal contre nous.

– Aussi, dit Léon, ce ne sont pas nos ennemis, ce sont nos amis que je crains. Nous avons des amis à la Chambre. Qu'est -ce qu'ils fichent? Ils n'ont pas pu nous donner seulement une bonne petite crise ministérielle compliquée d'une bonne petite crise présidentielle.

– C'eût été désirable, dit Lacrisse. Mais ce n'était pas possible. Si c'avait été possible, Méline l'aurait fait. Il faut être juste. Mélinefait ce qu'il peut.

– Alors, dit Léon, nous attendrons patiemment que les républicains du Sénat et de la Chambre nous cèdent la place. C'est votre avis, Lacrisse?