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– Je le sais bien, dit Lacrisse.

– Je le sais aussi, dit Frémont. Je connais leur architecte. C'est Florimond, un homme extraordinaire. Vous savez que les bons Pères organisent des tournées de pèlerinage en France et à l'étranger. Florimond, les cheveux incultes et la barbe vierge, accompagne les pèlerins dans leurs visites aux cathédrales. Ils s'est fait la tête d'un maître maçon du XIIIe siècle. Il contemple les tours et les clochers avec des yeux extatiques. Il explique aux dames l'arc en tiers-point et la Symbolique chrétienne. Il montre, au cour de la grande rose des portails, Marie, fleur de l'arbre de Jessé. Il calcule la résistance des murs avec des larmes, des soupirs et des prières. A la table d'hôte, qui réunit les moines et les pèlerins, son visage et ses mains, encore tout gris des vieilles pierres qu'il a embrassées, attestent sa foi d'artisan catholique. Il dit son rêve: «Apporter, humble ouvrier, sa pierre au nouveau sanctuaire qui durera autant que le monde.» Et, rentré à Paris, il bâtit des maisons ignobles, des immeubles de rapport avec de mauvais plâtras et des briques creuses posées de champ, de misérables bâtisses qui ne dureront pas vingt ans.

– Mais, dit Henri Léon, elles ne doivent pas durer vingt ans. Ce sont les immeubles des Grandes-Écuries dont je parlais tout à l'heure, et qui feront place un jour à la grande basilique de Saint-Antoine et à ses dépendances, à toute une cité religieuse qui naîtra dans une quinzaine d'années. Avant quinze ans, les bons Pères posséderont tout le quartier de Paris qui a élu notre ami Lacrisse.

Madame de Bonmont se leva et prit le bras du comte Bavant.

– Vous comprenez, je n'aime pas à me séparer de mes affaires… Des objets prêtés courent des risques… On a des ennuis… Mais du moment que c'est dans l'intérêt national… Le pays avant tout. Vous choisirez avec M. Frémont ce qu'il faudra exposer.

– C'est égal, dit Jacques de Cadde en quittant la table, vous avez tort, Dellion, de ne pas travailler le coup du père François.

On prit le café dans le petit salon.

Jambe-d'Argent, chansonnier chouan, se mit au piano. Il venait d'ajouter à son répertoire quelques chansons royalistes de la Restauration avec lesquelles il comptait bien se faire un joli succès dans les salons.

Il chanta, sur l'air de la Sentinelle:

Au champ d'honneur frappé d'un coup mortel,

Le preux Bayard, dans l'ardeur qui l'enflamme,

Fier de périr pour le sol paternel,

Avec ivresse exhalait sa grande âme:

Ah! sans regret je puis mourir;

Mon sort, dit-il, sera digne d'envie,

Puisque jusqu'au dernier soupir,

Sans reproche j'ai pu servir

Mon roi, ma belle et ma patrie.

Chassons des Aigues, président du Comité d'action nationaliste, s'approcha de Joseph Lacrisse:

– Mon cher conseiller, décidément, faisons-nous quelque chose le 14 Juillet?

– Le Conseil, répondit gravement Lacrisse, ne peut pas organiser un mouvement d'opinion. Ce n'est pas dans ses attributions; mais si des manifestations spontanées se produisent…

– Le temps presse, le péril grandit, répliqua Chassons des Aigues, qui s'attendait à être exécuté à son cercle, et contre qui une plainte en escroquerie était déposée au Parquet. Il faut agir.

– Ne vous énervez pas, dit Lacrisse. Nous sommes le nombre et nous avons l'argent.

– Nous avons l'argent, répéta Chassons des Aigues, pensif.

– Avec le nombre et l'argent, on fait les élections, poursuivit Lacrisse. Dans vingt mois, nous prendrons le pouvoir, et nous le garderons vingt ans.

– Oui, mais d'ici là… soupira Chassons des Aigues, dont les yeux arrondis regardaient, pleins d'inquiétude, dans le vague de l'avenir.

– D'ici là, répondit Lacrisse, nous travaillerons la province. Nous avons déjà commencé.

– Il vaut mieux en finir tout de suite, déclara Chassons des Aigues avec l'accent d'une conviction profonde. Nous ne pouvons pas laisser à ce gouvernement de trahison le loisir de désorganiser l'armée et de paralyser la défense nationale.

– C'est évident, dit Jacques de Cadde. Suivez bien mon raisonnement. Nous crions: «Vive l'armée!…»

– Je te crois, dit le petit Dellion.

– Laissez-moi dire. Nous crions: «Vive l'armée!» C'est notre cri de ralliement. Si le gouvernement se met à remplacer les généraux nationalistes par des généraux républicains, nous ne pouvons plus crier: «Vive l'armée!»

– Pourquoi? demanda le petit Dellion.

– Parce qu'alors ce serait crier: «Vive la République!», ça crève les yeux!

– Ce n'est pas à craindre, dit Joseph Lacrisse. L'esprit des officiers est excellent. Si le ministère de trahison arrive à mettre dans le haut commandement un républicain sur dix, c'est tout le bout du monde.

– Ce sera déjà très désagréable, dit Jacques de Cadde. Car alors nous serons obligés de crier: «Vivent les neuf dixièmes de l'armée!» Et pour un cri, c'est trop long.

– Soyez calme, dit Lacrisse, quand nous crions: «Vive l'armée!» on sait bien que ça veut dire: «Vive Mercier!»

Jambe-d'Argent, au piano, chanta:

Vive le Roi! Vive le Roi!

De nos vieux marins c'est l'usage,

Aucun d'eux ne pensait à soi,

Tout en succombant au naufrage,

Chacun criait avec courage:

Vive le Roi!

– Tout de même, dit Chassons des Aigues, le 14 juillet c'est un bon jour pour commencer le chambardement. La foule dans les rues, la foule électrisée, revenant de la revue et acclamant les régiments au passage!… Avec de la méthode, on peut faire beaucoup ce jour-là. On peut soulever les masses profondes.

– Vous vous trompez, dit Henri Léon. Vous méconnaissez la physiologie des foules. Le bon nationaliste qui revient de la revue tient un nourrisson dans ses bras, et il traîne un moutard par la main. Sa femme l'accompagne, portant un litre, du pain et de la charcuterie dans un panier. Allez donc soulever un homme avec ses deux gosses, sa femme et le déjeuner de sa famille!… Et puis, voyez-vous, les foules sont inspirées par des associations d'idées très simples. Vous ne leur ferez pas faire une émeute un jour de fête. Les cordons de gaz et les feux de Bengale suggèrent aux foules des idées joyeuses et pacifiques. Le populaire voit devant les cabarets un carré de lanternes chinoises et une estrade drapée d'andrinople pour les musiciens; et il ne pense qu'à danser. Si on veut faire un mouvement dans la rue, il faut saisir le moment psychologique.

– Je ne comprends pas, dit Jacques de Cadde.

– Il faudrait pourtant tâcher de comprendre, dit Henri Léon.

– Vous trouvez que je ne suis pas intelligent?

– Quelle idée!

– Si vous le croyez, vous pouvez le dire: vous ne me fâcherez pas. Je ne pose pas pour l'esprit. Et puis j'ai remarqué que les hommes qu'on trouve intelligents combattent nos idées, nos croyances, qu'ils veulent détruire enfin tout ce que nous aimons. Aussi je serais bien désolé d'être ce qu'on appelle un homme intelligent. J'aime mieux être un imbécile et penser ce que je pense, croire ce que je crois.

– Vous avez bien raison, dit Léon. Nous n'avons qu'à rester ce que nous sommes. Et si nous ne sommes pas bêtes, il faut faire comme si nous l'étions. C'est encore la bêtise qui réussit le mieux en ce monde. Les hommes d'esprit sont des sots. Ils n'arrivent à rien.

– C'est bien vrai, ce que vous dites là, s'écria Jacques de Cadde.

Jambe-d'Argent chanta:

Vive le Roi! ce cri de ralliement

Des vrais Français est le seul qui soit digne.

Vive le Roi! de chaque régiment

Que ces trois mots soient la seule consigne.

– C'est égal! dit Chassons des Aigues. Vous avez tort, Lacrisse, de repousser les moyens révolutionnaires; ce sont les bons.

– Enfants!… dit Henri Léon; nous n'avons qu'un moyen d'action, un seul, mais sûr, puissant, efficace. C'est l'Affaire. Nous sommes nés de l'Affaire: nationalistes, ne l'oubliez pas. Nous avons grandi et prospéré par l'Affaire. Elle seule nous a nourris, elle seule nous sustente encore. C'est d'elle que nous tirons notre suc et notre aliment; c'est elle qui nous fournit notre vivifique substance. Si, arrachée du sol, elle se dessèche et meurt, nous languissons et nous dépérissons.