Marie-Anne frissonna comme si elle eût été atteinte dans sa chair même, et cependant il y avait plus de douleur que de colère dans le regard dont elle accabla Maurice.
– Dois-je m’abaisser jusqu’à me justifier? dit-elle. Dois-je affirmer que si je soupçonne ce qu’ont pu projeter mon père et Chanlouineau, je n’ai pas été consultée? Me faut-il vous apprendre qu’il est des sacrifices au-dessus des forces humaines? Soit. J’ai trouvé en moi assez de dévouement pour renoncer à l’homme que j’avais choisi… Je ne saurais me résoudre à en accepter un autre.
Maurice baissait la tête, foudroyé par cette parole vibrante, ébloui de la sublime expression du visage de Marie-Anne.
La raison lui revenait, il sentait l’indignité de ses soupçons, il se faisait horreur pour avoir osé les exprimer.
– Oh! pardon!… balbutia-t-il, pardon!…
Que lui importaient alors les causes mystérieuses de tous ces événements qui se succédaient, les secrets de M. Lacheneur, les réticences de Marie-Anne!…
Il cherchait une idée de salut; il crut l’avoir trouvée.
– Il faut fuir! s’écria-t-il, partir à l’instant, sans retourner la tête!… Avant la nuit nous aurons passé la frontière…
Les bras étendus, il s’avançait comme pour prendre possession de Marie-Anne, et l’entraîner, elle l’arrêta d’un seul regard.
– Fuir!… dit-elle d’un ton de reproche, fuir!… et c’est vous, Maurice, qui me conseillez cela. Quoi!… le malheur frappe à coups redoublés mon pauvre père, et j’ajouterais ce désespoir et cette honte à ses douleurs!… La solitude s’est faite autour de lui, ses amis l’ont abandonné, et moi, sa fille, je l’abandonnerais!… Ah! je serais, si j’agissais ainsi, la plus vile et la plus lâche des créatures. Si mon père, châtelain de Sairmeuse, eût exigé de moi ce que j’ai hier soir accordé à ses instances, je me serais peut-être résolue au parti extrême que vous m’offrez… je serais sortie en plein jour de Sairmeuse au bras de mon amant. Ce n’est pas le monde que je crains, moi!… Mais si on fuit le château d’un père riche et heureux, on ne déserte pas la masure d’un père désespéré et misérable. Laissez-moi, Maurice, où m’attache l’honneur… Je saurai devenir paysanne, moi, fille de vieux paysans. Partez… je n’ai pas trop de toute mon énergie. Partez et dites-vous qu’on ne saurait être complètement malheureux avec la conscience du devoir accompli…
Maurice voulait répondre, un bruit de branches sèches brisées lui fit tourner la tête.
À dix pas, Martial de Sairmeuse était debout, immobile, appuyé sur son fusil de chasse.
X
Le duc de Sairmeuse avait peu et mal dormi, la nuit de son retour, la première nuit de sa Restauration, ainsi qu’il disait.
Si inaccessible qu’il se prétendît aux émotions qui agitent les gens du commun, les scènes de la journée l’avaient profondément remué.
Il n’avait pu se défendre de plus d’un retour vers le passé, lui qui cependant s’était fait une loi de ne jamais réfléchir.
Tant qu’il avait été sous les yeux des paysans ou des convives du château de Courtomieu, il avait mis son honneur à paraître froid ou insouciant. Une fois enfermé dans sa chambre, il s’abandonna sans contrainte à l’excès de sa joie.
Elle était immense et tenait presque du délire.
Seul, il eût pu dire, mais il s’en fût bien gardé, quel prodigieux service lui rendait Lacheneur en restituant Sairmeuse.
Ce malheureux qu’il payait de la plus noire ingratitude, cet homme probe jusqu’à l’héroïsme qu’il avait traité comme un valet infidèle, venait de lui enlever un souci qui empoisonnait sa vie.
Lacheneur venait de mettre le duc de Sairmeuse à l’abri d’une misère non probable, mais possible, et que, dans tous les cas, il redoutait…
Celui-là eût bien ri, à qui on eût dit cela dans le pays.
– Allons donc! eût-il répondu, ne sait-on pas que les Sairmeuse possèdent des millions en Angleterre, huit, dix, plus peut-être, on n’en connaît pas le nombre.
Cela était vrai. Seulement ces millions, qui provenaient des successions de la duchesse et de lord Holland, n’avaient pas été légués au duc.
Il remuait en maître absolu cette fortune énorme, il disposait à sa guise du capital et des immenses revenus… mais tout appartenait à son fils, à son fils seul.
Lui ne possédait absolument rien, pas douze cents livres de rentes, pas de quoi vivre, strictement parlant.
Certes, jamais Martial n’avait dit un mot qui put donner à soupçonner qu’il avait l’intention de s’emparer de l’administration de ses biens, mais ce mot, il pouvait le dire…
N’y avait-il pas lieu de croire qu’il le dirait fatalement quelque jour, tôt ou tard?…
Ce mot, le duc tremblait à tout moment de l’entendre, s’avouant, à part soi, qu’à la place de son fils il l’eût dit depuis longtemps.
Rien qu’en songeant à cette éventualité, il frémissait.
Il se voyait réduit à une pension, considérable sans doute, mais enfin à une pension fixe, immuable, convenue, réglée, sur laquelle il lui faudrait baser ses dépenses.
Il serait obligé de compter pour nouer les deux bouts, lui accoutumé à puiser à des coffres pour ainsi dira inépuisables…
– Et cela arrivera, pensait-il, forcément, nécessairement… Que Martial se marie, que l’ambition le prenne, qu’il soit mal conseillé… c’en est fait.
Lorsqu’il était sous ces obsessions, il observait et étudiait son fils comme une maîtresse défiante un amant sujet à caution. Il croyait lire dans ses yeux quantité de pensées qui n’y étaient pas. Et selon qu’il le voyait gai ou triste, parleur ou préoccupé, il se rassurait ou s’effrayait davantage.
Parfois il mettait les choses au pis.
– Que je me brouille avec Martial, se disait-il, vite il reprend toute sa fortune, et me voilà sans pain…
Cette continuelle appréhension d’un homme qui jugeait les sentiments des autres sur les siens, n’était-elle pas un épouvantable châtiment?
Ah!… ils n’eussent pas voulu de sa vie au prix où il la payait, les misérables des rues de Londres qui, voyant passer le duc de Sairmeuse étendu dans sa voiture, enviaient son sort et son bonheur apparent.
Il y avait des jours où, véritablement, il se sentait devenir fou.
– Que suis-je? s’écriait-il, écumant de rage; un jouet entre les mains d’un enfant. J’appartiens à mon fils. Que je lui déplaise, il me brise. Oui, il peut me casser aux gages comme un laquais. Si je jouis de tout, c’est qu’il le veut bien; il me fait l’aumône de mon luxe et de ma grande existence… Mais je dépens d’un moment de colère, de moins que cela, d’un caprice…
Avec de telles idées, M. le duc de Sairmeuse ne pouvait guère aimer son fils.
Il le haïssait.
Il lui enviait passionnément tous les avantages qu’il lui voyait, ses millions et sa jeunesse, sa beauté physique, ses succès, son intelligence, qu’on disait supérieure.
On rencontre tous les jours des mères jalouses de leur fille, mais des pères!…
Enfin, cela était ainsi!…
Seulement, rien n’apparut à la surface de ces misères intérieures, et Martial, moins pénétrant, se serait cru adoré. Mais s’il surprit le secret de son père, il n’en laissa rien voir et n’en abusa pas.