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Ils étaient parfaits l’un pour l’autre, le duc bon jusqu’à la plus extrême faiblesse, Martial plein de déférence. Mais leurs relations n’étaient pas celles d’un père et d’un fils, l’un craignant toujours de déplaire, l’autre un peu trop sûr de sa puissance. Ils vivaient sur un pied d’égalité parfaite, comme deux compagnons du même âge, n’ayant même pas l’un pour l’autre de ces secrets que commande la pudeur de la famille…

Eh bien! c’est cette horrible situation que dénouait Lacheneur.

Propriétaire de Sairmeuse, d’une terre de plus d’un million, le duc échappait à la tyrannie de son fils, il recouvrait sa liberté!…

Aussi que de projets en cette nuit!…

Il se voyait le plus riche châtelain du pays, il était l’ami du roi; n’avait-il pas le droit d’aspirer à tout?

Lui qui avait épuisé jusqu’au dégoût, jusqu’à la nausée tous les plaisirs que peut donner une fortune immense, il allait enfin goûter les délices du pouvoir qu’il ne connaissait pas…

Ces perspectives le ragaillardissaient, il se sentait vingt ans de moins sur la tête, les vingt ans passés hors de France.

Aussi, debout avant neuf heures, alla-t-il éveiller Martial.

En revenant la veille du dîner du marquis de Courtomieu, le duc avait parcouru le château de Sairmeuse, redevenu son château, mais cette rapide visite, à la lueur de quelques bougies, n’avait pas contenté sa curiosité. Il voulait tout voir en détail par le menu.

Suivi de son fils, il explorait les unes après les autres toutes les pièces de cette demeure princière, et à chaque pas les souvenirs de son enfance lui revenaient en foule.

Lacheneur n’avait-il pas tout respecté!… Le duc retrouvait toutes choses vieillies comme lui, fanées, mais pieusement conservées, laissées en leur place et telles pour ainsi dire qu’il les avait quittées.

Lorsqu’il eut tout vu:

– Décidément, marquis, s’écria-t-il, ce Lacheneur n’est pas un aussi mauvais drôle que je pensais. Je suis disposé à lui pardonner beaucoup, en faveur du soin qu’il a pris de notre maison en notre absence…

Martial resta sérieux.

– Moi je ferais mieux, monsieur, dit-il, je remercierais cet homme par une belle et large indemnité.

Ce mot fit bondir le duc.

– Une indemnité!… s’écria-t-il. Devenez-vous fou, marquis? Eh bien! et mes revenus?… N’ouïtes-vous pas le calcul que nous fit hier soir le chevalier de La Livandière?…

– Le chevalier n’est qu’un sot!… déclara Martial. Il a oublié que Lacheneur a triplé la valeur de Sairmeuse. Je crois qu’il est de notre dignité de faire tenir à cet homme une indemnité de cent mille francs… ce sera d’ailleurs d’une bonne politique en l’état des esprits, et Sa Majesté vous en saura gré…

Politique… état des esprits… Sa Majesté… On eût obtenu bien des choses de M. de Sairmeuse avec ces six mots.

– Jarnibieu!… s’écria-t-il, cent mille livres!… comme vous y allez!… Vous en parlez à votre aise, avec votre fortune!… Cependant, si c’est bien votre avis…

– Eh!… monsieur, ma fortune n’est-elle pas la vôtre!… Oui, je vous ai bien dit mon opinion. C’est à ce point que, si vous le permettez, je verrai Lacheneur moi-même et je m’arrangerai de façon à ne pas blesser sa fierté. C’est un dévouement qu’il nous faut conserver…

Le duc ouvrait des yeux immenses.

– La fierté de Lacheneur!… murmura-t-il. Un dévouement à conserver… Que me chantez-vous là?… D’où vous vient cet intérêt extraordinaire?…

Il s’interrompit, éclairé par un rapide souvenir.

– J’y suis! reprit-il; j’y suis!… Il a une jolie fille, ce Lacheneur…

Martial sourit sans répondre.

– Oui, jolie comme un cœur, poursuivit le duc, mais cent mille livres… jarnibieu!… c’est une somme cela!… Enfin, si vous y tenez…

C’est muni de cette autorisation que deux heures plus tard Martial se mit en route, armé d’un fusil qu’il avait trouvé dans une des salles du château, pour le cas où il ferait lever quelque lièvre.

Le premier paysan qu’il rencontra lui indiqua le chemin de la masure qu’habitait désormais M. Lacheneur…

– Remontez la rivière, lui dit cet homme, et quand vous verrez un bois de sapins sur votre gauche, traversez-le…

Martial traversait ce bois, quand il entendit un bruit de voix. Il s’approcha, reconnut Marie-Anne et Maurice d’Escorval, et obéissant à une inspiration de colère, il s’arrêta, laissant tomber lourdement à terre la crosse de son fusil.

XI

Aux heures décisives de la vie, quand l’avenir tout entier dépend d’une parole ou d’un geste, vingt inspirations contradictoires peuvent traverser l’esprit dans l’espace de temps que brille un éclair.

À la brusque apparition du jeune marquis de Sairmeuse, la première idée de Maurice d’Escorval fut celle-ci:

– Depuis combien de temps est-il là? Nous épiait-il, nous a-t-il écoutés, qu’a-t-il entendu?…

Son premier mouvement fut de se précipiter sur cet ennemi, de le frapper au visage, de le contraindre à une lutte corps à corps.

La pensée de Marie-Anne l’arrêta.

Il entrevit les résultats possibles, probables même, d’une querelle née de pareilles circonstances. Une rixe, quelle qu’en fût l’issue, perdait de réputation cette jeune fille si pure. Martial parlerait et la campagne est impitoyable. Il vit cette femme tant aimée devenant, par son fait, la fable du pays, montrée au doigt… et il eut assez de puissance sur soi pour maîtriser sa colère.

Tout cela ne dura pas la moitié d’une seconde.

Il toucha légèrement le bord de son chapeau, et faisant un pas vers Martiaclass="underline"

– Vous êtes étranger, monsieur, lui dit-il, d’une voix affreusement altérée, et vous cherchez sans doute votre chemin…

L’expression trahissait ses sages intentions. Un «passez votre chemin» bien sec eût été moins blessant. Il oubliait que ce nom d’étranger était la plus sanglante injure qu’on jetait alors à la face des anciens émigrés revenus avec les armées alliées.

Cependant le jeune marquis de Sairmeuse ne quitta pas sa pose insolemment nonchalante.

Il toucha du bout du doigt la visière de sa casquette de chasse et répondit:

– C’est vrai… je me suis égaré.

Si troublée, si défaillante que fût Marie-Anne, elle comprenait bien que sa présence seule contenait la haine de ces deux jeunes gens. Leur attitude, la façon dont ils se mesuraient du regard ne pouvaient laisser l’ombre d’un doute. Si l’un restait ramassé sur lui-même, comme pour bondir en avant, l’autre serrait le double canon de son fusil, tout prêt à se défendre…

Le silence de près d’une minute qui suivit, fut menaçant comme ce calme profond qui précède l’orage… Martial à la fin le rompit:

– Les indications des paysans ne brillent pas précisément par leur netteté, reprit-il d’un ton léger, voici plus d’une heure que je cherche la maison où s’est retiré M. Lacheneur…

– Ah!…

– Je lui suis envoyé par M. le duc de Sairmeuse, mon père.