Si la passion, le plus souvent, aveugle, il arrive aussi parfois qu’elle éclaire.
Maurice comprit qu’il est de ces injures qu’on ne doit pas paraître soupçonner, sous peine de donner sur soi un avantage à qui les adresse.
Il sentit que Marie-Anne devait être hors de cause. C’était affaire à lui d’expliquer les motifs de son agression.
Cette intelligence instantanée de la situation opéra en lui une si puissante réaction, qu’il recouvra, comme par magie, tout son sang-froid et le libre exercice de ses facultés.
– Oui, reprit-il d’un ton de défi, c’est assez d’hypocrisie, monsieur!… Oser parler de réparations après le traitement que vous et les vôtres lui avez infligé, c’est ajouter à l’affront une humiliation préméditée… et je ne le souffrirai pas.
Martial avait désarmé son fusil; il s’était relevé, et il époussetait le genou de son pantalon, où s’étaient attachés quelques grains de sable, avec un flegme dont il avait surpris le secret en Angleterre.
Il était bien trop fin pour ne pas reconnaître que Maurice déguisait la véritable cause de son emportement, mais que lui importait!… S’il s’avouait, qu’emporté par l’étrange impression que produisait sur lui Marie-Anne, il était allé trop vite et trop loin, il n’en était pas absolument mécontent.
Cependant il fallait répondre, et garder la supériorité qu’il s’imaginait avoir eue jusqu’à ce moment.
– Vous ne saurez jamais, monsieur, dit-il, en regardant alternativement son fusil et Marie-Anne, tout ce que vous devez à Mlle Lacheneur. Nous nous rencontrerons encore, je l’espère…
– Vous me l’avez déjà dit, interrompit brutalement Maurice. Rien n’est si facile que de me rencontrer… Le premier paysan venu vous indiquera la maison du baron d’Escorval.
– Eh bien!… monsieur, je ne dis pas que je ne vous enverrai pas deux de mes amis…
– Oh!… quand il vous plairai…
– Naturellement… Mais il me plaît de savoir avant en vertu de quel mandat vous vous improvisez juge de l’honneur de M. Lacheneur, et prétendez le défendre quand on ne l’attaque pas… Quels sont vos droits?
Au ton goguenard de Martial, Maurice fut certain qu’il avait entendu au moins une partie de sa conversation avec Marie-Anne.
– Mes droits, répondit-il, sont ceux de l’amitié… Si je vous dis que vos démarches sont inutiles, c’est que je sais que M. Lacheneur n’acceptera rien de vous… non, rien, sous quelque forme que vous déguisiez l’aumône que vous voudriez bien lui jeter, sans doute pour faire taire votre conscience… Il prétend garder son affront qui est son honneur et votre honte. Ah! vous avez cru l’abaisser, messieurs de Sairmeuse!… vous l’avez élevé à mille pieds de votre fausse grandeur… Sa noble pauvreté écrase votre opulence, comme j’écrase, moi, du talon, cette motte de sable… Lui, recevoir quelque chose de vous… allons donc!… Sachez que tous vos millions ne vous donneront jamais un plaisir qui approche de l’ineffable jouissance qu’il ressentira, quand, vous voyant passer dans votre carrosse, il se dira: «Ces gens-là me doivent tout!»
Sa parole enflammée avait une telle puissance d’émotion, que Marie-Anne ne sut pas résister à l’inspiration qu’elle eut de lui serrer la main. Et ce seul geste les vengea de Martial qui pâlit.
– Mais j’ai d’autres droits encore, poursuivit Maurice… Mon père a eu hier l’honneur de demander pour moi à M. Lacheneur la main de sa fille…
– Et je l’ai refusée!… cria une voix terrible.
Marie-Anne et les deux jeunes gens se retournèrent avec un même mouvement de surprise et d’effroi.
M. Lacheneur était là devant eux, et à ses côtés se tenait Chanlouineau qui roulait des yeux menaçants.
– Oui, je l’ai refusée, reprit M. Lacheneur, et je ne prévoyais pas que ma fille irait jamais contre mes volontés… Que m’avez-vous juré ce matin, Marie-Anne?… Est-ce bien vous… vous, qui donnez des rendez-vous aux galants dans les bois!… Rentrez à la maison, à l’instant…
– Mon père…
– Rentrez!… insista-t-il en jurant, rentrez, je l’ordonne.
Elle obéit et s’éloigna, non sans avoir adressé à Maurice un regard où se lisait un adieu qu’elle croyait devoir être éternel.
Dès qu’elle fut à vingt pas, M. Lacheneur vint se placer devant Maurice, les bras croisés:
– Quant à vous, monsieur d’Escorval, dit-il rudement, j’espère ne plus vous reprendre à rôder autour de ma fille…
– Je vous jure, monsieur…
– Oh!… pas de serments. C’est une mauvaise action que de détourner une jeune fille de son devoir, qui est l’obéissance… Vous venez de rompre à tout jamais toutes relations entre votre famille et la mienne…
Le pauvre garçon essaya encore de se disculper, mais M. Lacheneur l’interrompit.
– Assez, croyez-moi, reprenez le chemin de votre logis.
Et Maurice hésitant, il le saisit au collet et le porta presque jusqu’au sentier qui traversait le bois de la Rèche.
Ce fut l’affaire de dix secondes, et cependant il eut le temps de lui dire à l’oreille, et de son ton amical d’autrefois:
– Mais allez-vous-en donc, petit malheureux!… voulez-vous rendre toutes mes précautions inutiles!…
Il suivit de l’œil Maurice, qui se retirait tout étourdi de cette scène, stupéfié de ce qu’il venait d’entendre, et c’est seulement quand il le vit hors de la portée de la voix qu’il revint à Martial.
– Puisque j’ai l’honneur de vous rencontrer, monsieur le marquis, dit-il, je dois vous avertir que Chupin et un de ses fils vous cherchent partout… C’est de la part de M. le duc qui vous attend pour se rendre au château de Courtomieu.
Il se retourna vers Chanlouineau, et ajouta:
– Et nous, en route!…
Mais Martial l’arrêta d’un geste.
– Je suis bien surpris qu’on me cherche, dit-il. Mon père sait bien où il m’a envoyé… J’allais chez vous, monsieur, et de sa part…
– Chez moi?…
– Chez vous, oui, monsieur, et je m’y rendais pour vous porter l’expression de nos regrets sincères de la scène qui a eu lieu chez le curé Midon…
Et sans attendre une réponse, Martial, avec une extrême habileté et un rare bonheur d’expression, se mit à répéter au père l’histoire qu’il venait de conter à la fille.
À l’entendre, son père et lui étaient désespérés… Se pouvait-il que M. Lacheneur eût cru à une ingratitude si noire… Pourquoi s’était-il retiré si précipitamment?… Le duc de Sairmeuse tenait à sa disposition telle somme qu’il lui plairait de fixer, soixante, cent mille francs, davantage même…
Cependant M. Lacheneur ne semblait pas ébloui, et quand Martial eut fini, il répondit respectueusement mais froidement qu’il réfléchirait.
Cette froideur devait stupéfier Chanlouineau; il ne le cacha pas dès que le marquis de Sairmeuse se fut retiré après force protestations.
– Nous avions mal jugé ces gens-là, déclara-t-il.
Mais M. Lacheneur haussa les épaules.
– Comme cela, fit-il, tu crois que c’est à moi qu’on offre tout cet argent?
– Dame!… j’ai des oreilles…
– Eh bien! mon pauvre garçon, il faut se défier de ce qu’elles entendent. La vérité est que ces grosses sommes sont destinées aux beaux yeux de ma fille. Elle a plu à ce freluquet de marquis, et il voudrait en faire sa maîtresse…