La situation de ce malheureux enfant était des plus graves, il ne fallut à l’abbé qu’un coup d’œil pour le reconnaître, mais elle n’était pas désespérée.
– Nous le tirerons de là, dit-il avec un sourire qui ramenait l’espérance.
Et aussitôt, avec le sang-froid d’un vieux guérisseur, il pratiqua une large saignée et ordonna des applications de glace sur la tête et des sinapismes.
En un moment toute la maison fut en mouvement, pour accomplir ces prescriptions de salut. Le prêtre en profita pour attirer le baron dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Qu’arrive-t-il donc?… demanda-t-il.
M. d’Escorval eut un geste désolé.
– Un désespoir d’amour… répondit-il. M. Lacheneur m’a refusé la main de sa fille que je lui demandais pour mon fils… Maurice a dû voir aujourd’hui Marie-Anne… Que s’est-il passé entre eux?… je l’ignore, vous voyez le résultat…
La baronne rentrait, les deux hommes se turent, et le silence vraiment funèbre de la chambre ne fut plus troublé que par les plaintes de Maurice.
Son agitation, loin de se calmer, redoublait. Le délire peuplait son cerveau de fantômes, et à tout moment les noms de Marie-Anne, de Martial de Sairmeuse et de Chanlouineau revenaient dans ses phrases, trop incohérentes pour qu’il fût possible de suivre sa pensée.
Ce que cette nuit-là parut longue à M. d’Escorval et à sa femme, ceux-là seuls le savent qui ont compté les secondes d’une minute près du lit d’un malade aimé…
Certes, leur confiance en l’abbé Midon, leur compagnon de veille, était grande; mais enfin, il n’était pas médecin, tandis que l’autre, celui qu’ils attendaient…
Enfin, comme l’aube faisait pâlir les bougies, on entendit au dehors le galop furieux d’un cheval, et peu après le docteur de Montaignac parut.
Il examina attentivement Maurice, et, après une courte conférence à voix basse avec le prêtre:
– Je n’aperçois aucun danger immédiat, déclara-t-il. Tout ce qu’il y avait à faire a été fait… il faut laisser le mal suivre son cours… je reviendrai.
Il revint en effet le lendemain et aussi les jours d’après, car ce ne fut qu’à la fin de la semaine suivante que Maurice fut déclaré hors de danger.
Ses parents remerciaient Dieu, lui s’affligeait.
– Hélas! se disait-il, je souffrais moins quand je ne pensais pas.
Ce jour-là même, il raconta à son père toute la scène du bois de la Rèche, dont les moindres détails étaient restés profondément gravés dans sa mémoire. Lorsqu’il eut terminé:
– Tu es bien sûr, lui demanda son père, de la réponse de Marie-Anne? Elle t’a bien dit que si son père donnait son consentement à votre mariage, elle refuserait le sien?…
– Elle me l’a dit.
– Et elle t’aime?
– J’en suis sûr.
– Tu ne t’es pas mépris au ton de M. Lacheneur, quand il t’a dit: Mais va-t-en donc, petit malheureux!…
– Non.
M. d’Escorval demeura un moment pensif.
– C’est à confondre la raison, murmura-t-il.
Et, si bas que son fils ne put l’entendre, il ajouta:
– Je verrai Lacheneur demain, et il faudra bien que ce mystère s’explique.
XVI
La maison où s’était réfugié M. Lacheneur était située tout au haut des landes de la Rèche.
C’était bien, ainsi qu’il l’avait dit, une masure étroite et basse; mais elle n’était guère plus misérable que le logis de beaucoup de paysans de la commune.
Elle se composait d’un rez-de-chaussée divisé en trois chambres et était couverte en chaume.
Devant était un petit jardin d’une vingtaine de mètres, où végétaient quelques arbres fruitiers, des choux jaunis et une vigne dont les brins couraient le long de la toiture.
Ce n’était rien, ce jardinet. Eh bien! sa conquête sur un sol frappé de stérilité, avait exigé de la défunte tante de Lacheneur des prodiges de courage et de ténacité.
Pendant les vingt dernières années de sa vie, cette vieille paysanne n’avait jamais failli un seul jour à apporter là deux ou trois hottées de terre végétale qu’elle allait prendre à plus d’une demi-lieue.
Il y avait près d’un an qu’elle était morte, et le petit routin qu’elle avait tracé à travers la lande, pour sa tâche quotidienne, était parfaitement net encore, tant son pied, à la longue, l’avait profondément battu.
C’est dans ce sentier que s’engagea M. d’Escorval, qui, fidèle à ses résolutions, venait avec l’espoir d’arracher au père de Marie-Anne le secret de son inexplicable conduite.
Il était si vivement préoccupé de cette tentative suprême, qu’il gravissait, en plein midi, la rude côte, sans s’apercevoir de la chaleur, qui était accablante.
Arrivé au sommet, cependant, il s’arrêta pour reprendre haleine, et tout en s’essuyant le front, il se retourna pour donner un coup d’œil au chemin qu’il venait de parcourir.
C’était la première fois qu’il venait jusqu’à cet endroit; il fut surpris de l’étendue du paysage qu’il découvrait.
De ce point, le plus élevé de la contrée, on domine toute la vallée de l’Oiselle. On aperçoit surtout, avec une netteté extraordinaire, en raison de la distance, la redoutable citadelle de Montaignac, bâtie sur un rocher presque inaccessible.
Cette dernière circonstance, que le baron devait se rappeler au milieu des plus effroyables angoisses, ne le frappa pas sur le moment. La maison de Lacheneur absorbait toute son attention.
Son imagination lui représentait vivement les souffrances de ce malheureux, qui, du jour au lendemain, sans transition, passait des splendeurs du château de Sairmeuse aux misères de cette triste demeure.
– Hélas! pensait-il, combien en a-t-on vu dont la raison n’a pas résisté à de moindres épreuves…
Mais il avait hâte d’être fixé, il alla frapper à la porte de la maison.
– Entrez!… dit une voix.
Par un trou pratiqué à la vrille, dans la porte, passait une petite ficelle destinée à soulever le loquet intérieur; le baron tira cette ficelle et entra.
La pièce où il pénétrait était petite, blanchie à la chaux, et n’avait d’autre plancher que le sol, d’autre plafond que le chaume du toit.
Un lit, une table et deux grossiers bancs de bois composaient tout le mobilier.
Assise sur un escabeau, près d’une fenêtre à petits carreaux verdâtres, Marie-Anne travaillait à un ouvrage de broderie.
Elle avait abandonné ses jolies robes de «demoiselle,» et son costume était presque celui des ouvrières de la campagne.
Quand parut M. d’Escorval, elle se leva, et pendant un moment, ils demeurèrent debout, en face l’un de l’autre, silencieux, elle calme en apparence, lui visiblement agité.
Il examinait Marie-Anne, et il la trouvait comme transfigurée. Elle était très visiblement pâlie et maigrie, mais sa beauté avait une expression étrange et touchante, rayonnement sublime du devoir accompli et de la résignation au sacrifice.