Cependant, songeant à son fils, il s’étonna de voir cette tranquillité.
– Vous ne me demandez pas de nouvelles de Maurice?… fit-il d’un ton de reproche.
– On m’en a apporté ce matin, monsieur, comme tous les jours. Je n’ai pas vécu tant que j’ai su sa vie en péril. Je sais qu’il va mieux, et que même depuis hier on lui a permis de manger un peu…
– Vous pensiez à lui?…
Elle frissonna. Des rougeurs fugitives coururent de son cou à son front, mais c’est d’une voix presque assurée qu’elle répondit:
– Maurice sait bien qu’il ne serait pas en mon pouvoir de l’oublier, alors même que je le voudrais…
– Et cependant, vous lui avez dit que vous approuvez le refus de votre père!…
– Je l’ai dit, oui, monsieur le baron, et j’aurai le courage de le répéter.
– Mais vous avez désespéré Maurice, malheureuse enfant; mais il a failli mourir!…
Elle redressa fièrement la tête, chercha le regard de M. d’Escorval, et quand elle l’eut rencontré:
– Regardez-moi, monsieur, prononça-t-elle. Pensez-vous que je ne souffre pas, moi?
M. d’Escorval resta un instant abasourdi, mais se remettant, il prit la main de Marie-Anne, et la serrant affectueusement entre les siennes:
– Ainsi, dit-il, Maurice vous aime, vous l’aimez, vous souffrez, il a failli mourir, et vous le repoussez!…
– Il le faut, monsieur.
– Vous le dites, du moins, chère et malheureuse enfant; vous le dites et vous le croyez. Mais moi qui cherche les raisons de ce sacrifice immense, je ne les découvre pas. Il faut me les avouer, Marie-Anne, il le faut… Qui sait si vous ne vous épouvantez pas de chimères que mon expérience dissiperait d’un souffle?… N’avez-vous pas confiance en moi, ne suis-je plus votre vieil ami?… Il se peut que votre père, sous le coup de son désespoir, ait pris quelques résolutions extrêmes… Parlez, nous les combattrons ensemble. Lacheneur sait combien mon amitié lui est dévouée, je lui parlerai, il m’écoutera…
– Je n’ai rien à vous apprendre, monsieur!…
– Quoi!… Vous aurez l’affreux courage de rester inflexible, car c’est un père qui vous prie à genoux, un père qui vous dit: Marie-Anne, vous tenez entre vos mains le bonheur, la vie, la raison de mon fils…
Les larmes, à ces mots, jaillirent des yeux de Marie-Anne, et elle dégagea vivement sa main.
– Ah! vous êtes cruel, monsieur, s’écria-t-elle, vous êtes sans pitié!… Vous ne voyez donc pas tout ce que j’endure, et que vous me torturez comme il n’est pas possible!… Non, je n’ai rien à vous dire; non, il n’y a rien à dire à mon père!… Pourquoi venir ébranler mon courage, quand je n’ai pas trop de toute mon énergie pour combattre le désespoir!… Que Maurice m’oublie, et que jamais il ne cherche à me revoir… Il est de ces destinées contre lesquelles on ne lutte pas, ce serait folie, nous sommes séparés pour toujours. Suppliez Maurice de quitter ce pays, et s’il refuse, vous êtes son père, commandez. Et vous-même, monsieur, au nom du ciel, fuyez-nous, nous portons malheur… Gardez-vous de jamais revenir ici, notre maison est maudite, la fatalité qui pesa sur nous vous atteindrait…
Elle parlait avec une sorte d’égarement, et si haut que sa voix devait arriver à la pièce voisine.
La porte de communication s’ouvrit, et M. Lacheneur se montra sur le seuil.
À la vue de M. d’Escorval, il ne put retenir un blasphème. Mais il y avait plus de douleur et d’anxiété que de colère, dans la façon dont il dit:
– Vous, monsieur le baron, vous ici!…
Le trouble où Marie-Anne avait jeté M. d’Escorval était si grand qu’il eut toutes les peines du monde à balbutier une apparence de réponse:
– Vous nous abandonniez, j’étais inquiet; avez-vous oublié notre vieille amitié, je viens à vous…
Les sourcils de l’ancien maître de Sairmeuse restaient toujours froncés.
– Pourquoi ne m’avoir pas prévenu de l’honneur que me fait M. le baron, Marie-Anne? dit-il sévèrement à sa fille…
Elle voulut parler, elle ne le put, et ce fut le baron, dont le sang-froid revenait, qui répondit:
– Mais j’arrive à l’instant, mon cher ami.
M. Lacheneur enveloppait d’un même regard soupçonneux sa fille et le baron.
– Que se sont-ils dit, pensait-il évidemment, pendant qu’ils étaient seuls?
Mais si grandes que fussent ses inquiétudes, il parvint à en maîtriser l’expression, et c’est presque de sa bonne voix d’autrefois, sa voix des temps heureux, qu’il engagea M. d’Escorval à le suivre dans la chambre voisine.
– C’est le salon de réception et mon cabinet de travail, dit-il en souriant.
Cette pièce, beaucoup plus grande que la première, était tout aussi sommairement meublée, mais elle était encombrée de petits volumes et d’une quantité infinie de menus paquets.
Deux hommes étaient occupés à ranger ces paquets et ces livres.
L’un était Chanlouineau.
M. d’Escorval ne se rappelait pas avoir jamais vu l’autre, qui était tout jeune.
– C’est mon fils Jean, monsieur le baron, dit Lacheneur… Dame!… il a changé depuis tantôt dix ans que vous ne l’avez vu.
C’était vrai… Il y avait bien dix bonnes années au moins que le baron d’Escorval n’avait en l’occasion de voir le fils de Lacheneur.
Comme le temps passe!… Il l’avait quitté enfant, il le retrouvait homme.
Jean venait d’avoir vingt ans, mais des traits fatigués et une barbe précoce le faisaient paraître plus vieux.
Il était grand, très bien de sa personne, et sa physionomie annonçait une vive intelligence.
Malgré cela, il ne plaisait pas à première vue. Il y avait en lui un certain «on ne sait quoi» qui effarouchait la sympathie. Son regard mobile fuyait le regard de l’interlocuteur, son sourire offrait le caractère de l’astuce et de la méchanceté.
– Ce garçon, pensa M. d’Escorval, doit être faux comme un jeton.
Présenté par son père, il s’était incliné devant le baron, profondément, mais avec une mauvaise grâce très appréciable.
M. Lacheneur, lui, poursuivait:
– N’ayant plus les moyens d’entretenir Jean à Paris, j’ai dû le faire revenir… Ma ruine sera peut-être un bonheur pour lui!… L’air des grandes villes ne vaut rien pour les fils des paysans. Nous les y envoyons, vaniteux que nous sommes, pour qu’ils y apprennent à s’élever au-dessus de leur père, et pas du tout, ils n’aspirent qu’à descendre…
– Mon père, interrompit le jeune homme, mon père!… Attendez au moins que nous soyons seuls!…
– M. d’Escorval n’est pas un étranger!…
Chanlouineau était évidemment du parti du fils; il multipliait les signes pour engager M. Lacheneur à se taire.
Il ne les vit pas ou il ne lui plut pas d’en tenir compte, car il continua:
– J’ai dû vous ennuyer, monsieur le baron, à force de vous répéter: «Je suis content de mon fils, je lui vois une ambition honorable, il travaille, il arrivera…» Je le croyais sur la foi de ses lettres. Ah! j’étais un père naïf! L’ami chargé de porter à Jean l’ordre de revenir m’a appris la vérité. Ce jeune homme modèle ne sortait des tripots que pour courir les bals publics… Il s’était amouraché d’une mauvaise petite sauteuse de je ne sais quel théâtre infime, et pour plaire à cette créature, il montait sur les planches et se montrait à ses côtés, la face barbouillée de blanc et de rouge…