Il promena autour du salon un regard défiant, puis d’une voix rude:
– Le maître de la maison? demanda-t-il.
– M. le baron d’Escorval, mon père, est absent, répondit Maurice.
– Où est-il?
L’abbé Midon, resté assis jusqu’alors se leva.
– Au bruit du désastreux soulèvement de ce soir, répondit-il, M. le baron et moi nous sommes rendus près des paysans pour les adjurer de renoncer à une tentative insensée… Ils n’ont pas voulu nous entendre. La déroute venue, j’ai été séparé de M. d’Escorval, je suis revenu seul ici, très inquiet, et je l’attends…
Le capitaine tortillait sa moustache de l’air le plus goguenard.
– Pas mal imaginé!… fit-il. Seulement, je ne crois pas un mot de cette bourde.
Une flamme aussitôt éteinte brilla dans l’œil du prêtre, ses lèvres tremblèrent… mais il se tut.
– Mais, au fait, reprit l’officier, qui êtes-vous?
– Je suis le curé de Sairmeuse.
– Eh bien!… les curés honnêtes doivent être couchés à l’heure qu’il est… Ah! vous allez courir la prétentaine, la nuit, avec les paysans révoltés… Je ne sais, en vérité, ce qui me retient de vous arrêter…
Ce qui le retenait, c’était la robe du prêtre, toute-puissante sous la Restauration. Avec Maurice, il était plus à son aise.
– Combien y a-t-il de maîtres ici? demanda-t-il.
– Trois. Mon père, ma mère, malade en ce moment, et moi.
– Et de domestiques?
– Sept, quatre hommes et trois femmes.
– Vous n’avez reçu ni caché personne, ce soir?
– Personne.
– C’est ce qu’on va vérifier, dit le capitaine.
Et se tournant vers la porte:
– Caporal Bavois!… appela-t-il.
C’était un de ces vieux qui pendant quinze ans avaient suivi l’Empereur à travers l’Europe. Celui-ci était plus sec que la pierre de son fusil. Deux petits yeux gris terribles éclairaient sa face tannée, coupée en deux par un grand diable de nez très mince, qui se recourbait en crochet sur ses grosses moustaches en broussaille.
– Bavois, commanda l’officier, vous allez prendre une demi-douzaine d’hommes et me fouiller cette maison du haut en bas… Vous êtes un vieux lapin qui connaissez le tour; s’il y a une cachette, vous la découvrirez, si quelqu’un y est caché, vous me l’amènerez… Demi-tour et ne traînons pas!
Le caporal, sorti, le capitaine reprit ses questions.
– À nous deux, maintenant, dit-il à Maurice; qu’avez-vous fait ce soir?
Le jeune homme eut une seconde d’hésitation; mais c’est avec une insouciance bien jouée qu’il répondit:
– Je n’ai pas mis le nez dehors.
– Hum! c’est ce qu’il faudrait prouver. Voyons les mains?…
Le ton de ce joli soldat, qui affectait des airs de soudard, était si offensant, que Maurice sentait monter à son front des bouffées de colère. Heureusement, un coup d’œil de l’abbé Midon lui commanda le calme.
Il tendit les mains et le capitaine les examina minutieusement, les tourna et les retourna, et finalement les flaira.
– Allons!… fit-il, ces mains sont trop blanches et sentent trop bon la pommade pour avoir tiré des coups de fusil.
Il était clair qu’il s’étonnait que le fils eût eu le courage de rester au coin du feu pendant que le père conduisait les paysans à la bataille.
– Autre chose, fit-il, vous devez avoir des armes, ici?
– Oui, des armes de chasse.
– Où sont-elles?
– Dans une petite pièce du rez-de-chaussée.
– Il faut m’y conduire.
On l’y mena, et en reconnaissant que pas un des fusils doubles n’avait fait feu depuis plusieurs jours, il sembla fort contrarié.
Il parut furieux, quand le caporal vint lui dire qu’ayant fureté partout, il n’avait rien rencontré de suspect.
– Qu’on fasse venir les gens, ordonna-t-il.
Mais tous les domestiques ne firent que répéter fidèlement la leçon de l’abbé.
Le capitaine comprit que s’il y avait quelque chose, comme il le soupçonnait, il ne le saurait pas.
Il se leva donc, en jurant que si on le trompait, on le payerait cher, et de nouveau il appela Bavois.
– Il faut que je continue ma tournée, lui dit-il, mais vous, caporal, vous allez rester ici avec deux hommes… Vous aurez à rendre compte de tout ce que vous verrez et entendrez… Si M. d’Escorval revient, empoignez-le-moi et ne le lâchez pas… et ouvrez l’œil, et le bon!…
Il ajouta encore diverses instructions à voix basse, puis il se retira, sans saluer, comme il était entré.
Le bruit des pas de la troupe ne tarda pas à se perdre dans la nuit, et alors le caporal laissa échapper un effroyable juron.
– Hein! dit-il à ses hommes, vous l’avez entendu, ce cadet-là!… Ecoutez, surveillez, arrêtez, venez au rapport sans armes… Nom d’un tonnerre! il nous prend donc pour des mouchards!… Ah! si «l’autre» voyait ce qu’on fait de ses anciens!…
Les deux soldats répondirent par un grognement sourd.
– Quant à vous, poursuivit le vieux troupier en s’adressant à Maurice et à l’abbé Midon, moi, Bavois, caporal de grenadiers, je vous déclare, tant en mon nom qu’au nom de mes deux hommes, que vous êtes libres comme l’oiseau et que nous n’arrêterons personne… Même, s’il fallait un coup de main pour tirer du pétrin le père du jeune bourgeois, nous sommes des bons. Il croit, le joli coco qui nous commande, que nous nous sommes battus ce soir… Va-t-en voir s’ils viennent!… Regardez la platine de mon fusil… je n’ai pas brûlé une amorce. Quant aux camarades, ils retiraient le pruneau de la cartouche avant de la couler dans le canon.
Cet homme, assurément, devait être sincère, mais il pouvait ne l’être pas.
– Nous n’avons rien à cacher, répondit le circonspect abbé Midon.
Le vieux caporal cligna de l’œil d’un air d’intelligence.
– Connu!… fit-il, vous vous défiez de moi. Vous avez tort, et je vais vous le prouver, parce que, voyez-vous, s’il est aisé de faire le poil à ce blanc-bec qui sort d’ici, il est un peu plus difficile de raser le caporal Bavois. Ah!… c’est comme cela. Il ne fallait pas laisser traîner dans la cour un fusil qui n’a certes pas été chargé pour tirer des merles.
Le curé et Maurice échangèrent un regard de stupeur. Maurice, maintenant, se rappelait qu’en sautant du cabriolet pour soutenir Marie-Anne, il avait posé son fusil contre le mur. Il avait échappé aux regards des domestiques…
– Secondement, poursuivit Bavois, il y a quelqu’un de caché là-haut… j’ai l’oreille fine! Troisièmement je me suis arrangé pour que personne n’entrât dans la chambre de la dame malade.
Maurice n’y tint plus: il tendit la main au caporal, et d’une voix émue:
– Vous êtes un brave homme!… dit-il.
Quelques instants plus tard, Maurice, l’abbé Midon et Mme d’Escorval, réunis de nouveau au salon, délibéraient sur les mesures de salut qu’il y avait à prendre, quand Marie-Anne qu’on était allé prévenir parut.