Выбрать главу

On devinait le mépris absolu de toute forme et l’effrayante certitude du résultat.

Un vaste lit de camp, arraché à quelque corps de garde et apporté pendant la nuit par des soldats de corvée, figurait l’estrade. Il avait fallu le caller d’un côté pour faire disparaître l’inclinaison.

Sur cette estrade étaient placées trois tables grossières empruntées à la caserne, drapées de couvertes à cheval en guise de tapis. Des chaises de bois blanc attendaient les juges; mais au milieu étincelait le siège du président, un superbe fauteuil sculpté et doré, envoyé par M. le duc de Sairmeuse.

Plusieurs bancs de chêne disposés bout à bout, sur deux rangs, étaient destinés aux accusés.

Enfin, des cordes à fourrage tendues d’un mur à l’autre et fixées par des crampons, divisaient en deux la chapelle. C’était une précaution contre le public.

Précaution superflue, hélas!…

L’abbé Midon et Maurice s’étaient attendus à trouver une foule trop grande pour la salle, si vaste qu’elle fût, et ils trouvaient presque la solitude.

C’est qu’ils avaient compté sans la lâcheté humaine. La peur, infâme conseillère, retenait au fond de leur logis les gens de Montaignac.

Il n’y avait pas vingt personnes en tout dans la chapelle.

Contre le mur du fond, dans l’ombre, une douzaine d’hommes se tenaient debout, pâles et roides, les yeux brillant d’un feu sombre, les dents serrées par la colère… c’étaient des officiers à la demi-solde. Trois autres hommes vêtus de noir causaient à voix basse près de la porte. Dans un angle, des femmes de la campagne, leur tablier relevé sur leur tête, pleuraient, et leurs sanglots rompaient seuls le silence… Celles-là étaient les mères, les femmes ou les filles des accusés…

Neuf heures sonnèrent. Un roulement de tambour fit trembler les vitres de l’unique fenêtre… Une voix forte au dehors cria: «Présentez… armes!» La commission militaire entra, suivie du marquis de Courtomieu et de divers fonctionnaires civils.

Le duc de Sairmeuse était en grand uniforme, un peu rouge peut-être, mais plus hautain encore que de coutume. De tous les autres juges, un seul, un jeune lieutenant paraissait ému.

– La séance est ouverte!… prononça le duc de Sairmeuse, président.

Et d’une voix rude, il ajouta:

– Qu’on introduise les coupables.

Il n’avait même pas cette pudeur vulgaire de dire: les accusés.

Ils parurent, et un à un, jusqu’à trente, ils prirent place sur les bancs, au pied de l’estrade.

Chanlouineau portait haut la tête et promenait de tous côtés des regards assurés. Le baron d’Escorval était calme et grave, mais non plus que lorsqu’il était, jadis, appelé à donner son avis dans les conseils de l’Empereur.

Tous deux aperçurent Maurice, réduit à s’appuyer sur l’abbé pour ne pas tomber. Mais pendant que le baron adressait à son fils un simple signe de tête, Chanlouineau faisait un geste qui clairement signifiait:

– Ayez confiance en moi… ne craignez rien.

L’attitude des autres conjurés annonçait plutôt la surprise que la crainte. Peut-être n’avaient-ils conscience ni de ce qu’ils avaient osé, ni du danger qui les menaçait…

Les accusés placés, ce qui demanda un peu de temps, le capitaine rapporteur se leva.

Son réquisitoire, d’une violence inouïe, ne dura pas cinq minutes. Il exposa brièvement les faits, exalta les mérites du gouvernement de la Restauration et conclut à la peine de mort contre les trente accusés.

Lorsqu’il eut cessé de parler, le duc de Sairmeuse interpella le premier conjuré du premier banc:

– Levez-vous…

Il se leva.

– Votre nom? vos prénoms? votre âge?…

– Chanlouineau (Eugène-Michel), âgé de vingt-neuf ans, cultivateur-propriétaire.

– Propriétaire de biens nationaux…

– Propriétaire de biens qui, ayant été payés en bon argent, gagné à force de travail, sont à moi légitimement.

Le duc de Sairmeuse ne voulut pas relever le défi, car c’en était un, par le fait.

– Vous avez fait partie de la rébellion? poursuivit-il.

– Oui.

– Vous avez raison d’avouer, car on va introduire des témoins qui vous reconnaîtront.

Cinq grenadiers entrèrent; qui étaient de ceux que Chanlouineau avait tenus en respect pendant que Maurice, l’abbé Midon et Marie-Anne montaient en voiture.

Ces militaires affirmèrent qu’ils remettaient très bien l’accusé, et même, l’un d’eux entama de lui un éloge intempestif, déclarant que c’était un solide gaillard, d’une bravoure admirable.

L’œil de Chanlouineau, pendant cette déposition, dut révéler quelque chose de ses angoisses. Les soldats parleraient-ils de cette circonstance de la voiture? Non, ils n’en parlèrent pas.

– Il suffît!… interrompit le président. Et se tournant vers Chanlouineau:

– Quels étaient vos projets? interrogea-t-il.

– Nous espérions nous débarrasser d’un gouvernement imposé par l’étranger, nous voulions nous affranchir de l’insolence des nobles et garder nos terres…

– Assez!… Vous étiez un des chefs de la révolte?

– Un des quatre chefs, oui…

– Quels étaient les autres?

Un sourire inaperçu glissa sur les lèvres du robuste gars, il parut se recueillir et dit:

– Les autres étaient M. Lacheneur, son fils Jean et le marquis de Sairmeuse.

M. le duc de Sairmeuse bondit sur son fauteuil doré.

– Misérable!… s’écria-t-il, coquin!… vil scélérat!… Il avait empoigné une lourde écritoire de plomb placée devant lui, et on put croire qu’il allait la lancer à la tête de l’accusé…

Chanlouineau demeurait seul impassible au milieu de cette assemblée, extraordinairement émue de son étrange déclaration.

– Vous m’interrogez, reprit-il, je réponds. Faites-moi mettre un bâillon, si mes réponses vous gênent… S’il y avait ici des témoins pour moi, comme il y en a contre, ils vous diraient si je ments… Mais tous les accusés qui sont là peuvent vous assurer que je dis la vérité… N’est-ce pas, vous autres?…

À l’exception du baron d’Escorval, il n’était pas un accusé capable de comprendre la portée des audacieuses allégations de Chanlouineau; tous cependant approuvèrent d’un signe de tête.

– Le marquis de Sairmeuse était si bien notre chef, poursuivit le hardi paysan, qu’il a été blessé d’un coup de sabre en se battant bravement à mes côtés…

Le duc de Sairmeuse était plus cramoisi qu’un homme frappé d’un coup de sang, et la fureur lui enlevait presque l’usage de la parole.

– Tu ments, coquin, bégayait-il, tu ments!

– Qu’on fasse venir le marquis, dit tranquillement Chanlouineau, on verra bien s’il est ou non blessé.

Il est sûr que l’attitude du duc eût donné à penser à un observateur. C’est qu’il doutait en ce moment, plus encore que la veille en apercevant la blessure de Martial. On l’avait cachée, il était impossible de l’avouer maintenant.

Heureusement pour M. de Sairmeuse, un des juges le tira d’embarras.

– J’espère, monsieur le président, dit-il, que vous ne donnerez pas satisfaction à cet arrogant rebelle, la commission s’y opposerait…