Chanlouineau éclata de rire.
– Naturellement, fit-il… Demain j’aurai le cou coupé, une blessure est vite cicatrisée, rien ne restera donc de la preuve que je dis. J’en ai une autre par bonheur, matérielle, indestructible, hors de votre puissance, et qui parlera quand mon corps sera à six pieds sous terre.
– Quelle est cette preuve? demanda un autre juge, que le duc regarda de travers.
L’accusé hocha la tête.
– Je ne vous la donnerais pas, répondit-il, quand vous m’offririez ma vie en échange… Elle est entre des mains sûres qui la feront valoir… On ira au roi, s’il le faut… Nous voulons savoir le rôle du marquis de Sairmeuse en cette affaire… s’il était vraiment des nôtres ou s’il n’était qu’un agent provocateur.
Un tribunal soucieux des règles immuables de la justice, ou simplement préoccupé de son honneur, eût exigé, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires, la comparution immédiate du marquis de Sairmeuse.
Et alors, tout s’éclaircissait, la vérité se dégageait des ténèbres, l’étonnante calomnie de Chanlouineau se trouvait confondue.
Mais la commission militaire ne devait point agir ainsi.
Ces hommes, qui siégeaient en grand uniforme, n’étaient pas des juges chargés d’appliquer une loi cruelle, mais enfin une loi!… C’étaient des instruments commis par les vainqueurs pour frapper les vaincus au nom de ce code sauvage que deux mots résument: vae victis!…
Le président, le noble duc de Sairmeuse, n’eût consenti à aucun prix à mander Martial. Les officiers, ses conseillers, ne le voulaient pas davantage.
Chanlouineau avait-il prévu cela?… On est autorisé à le supposer. Eût-il, sans une sorte d’intuition des faits, risqué un coup si hasardeux!…
Quoi qu’il en soit, le tribunal, après une courte délibération, décida qu’on ne prendrait pas en considération cet incident qui avait remué l’auditoire et stupéfié Maurice et l’abbé Midon.
L’interrogatoire se poursuivit donc avec une âpreté nouvelle.
– Au lieu de désigner des chefs imaginaires, reprit le duc de Sairmeuse, vous eussiez mieux fait de nommer le véritable instigateur du mouvement, qui n’est pas Lacheneur, mais bien un individu assis à l’autre extrémité de ce banc où vous êtes, le sieur Escorval.
– M. le baron d’Escorval ignorait absolument le complot, je le jure sur tout ce qu’il y a de plus sacré, et même…
– Taisez-vous!… interrompit le capitaine rapporteur, songez, plutôt que d’abuser la commission par des fables ridicules, songez à mériter son indulgence!…
Chanlouineau eut un geste et un regard empreints d’un tel dédain, que son interrupteur en fut décontenancé.
– Je ne veux pas d’indulgence, prononça-t-il… J’ai joué, j’ai perdu, voici ma tête… payez-vous… Mais si vous n’êtes pas plus cruels que les bêtes féroces, vous aurez pitié de ces malheureux qui m’entourent… J’en aperçois dix, pour le moins, parmi eux, qui jamais n’ont été nos complices et qui certainement n’ont pas pris les armes… Les autres ne savaient ce qu’ils faisaient… Non, ils ne le savaient pas!…
Ayant dit, il se rassit, indifférent et fier, sans paraître remarquer le frémissement qui, à sa voix vibrante, avait couru dans l’auditoire, parmi les soldats de garde et jusque sur l’estrade.
La douleur des pauvres paysannes en était ravivée, et leurs sanglots et leurs gémissements emplissaient la salle immense.
Les officiers à la demi-solde étaient devenus plus sombres et plus pâles, et sur les joues ridées de plusieurs d’entre eux, de grosses larmes roulaient.
– Celui-là, pensaient-ils, est un homme!
L’abbé Midon s’était penché vers Maurice.
– Evidemment, murmurait-il, Chanlouineau joue un rôle… Il prétend sauver votre père… Comment?… Je ne comprends pas.
Les juges, cependant, s’étaient retournés à demi, et tous inclinés vers le président, ils délibéraient à voix basse, avec animation.
C’est qu’une difficulté se présentait.
Les accusés, pour la plupart, ignorant leur mise en accusation immédiate, n’avaient pas pensé à se pourvoir d’un défenseur.
Et cette circonstance, amère dérision! effrayait et arrêtait ce tribunal inique, qui n’avait pas craint de fouler aux pieds les plus saintes lois de l’équité, qui s’était affranchi de toutes les entraves de la procédure.
Le parti de ces juges était pris, leur verdict était comme rendu à l’avance, et cependant ils voulaient qu’une voix s’élevât pour défendre ceux qui ne pouvaient plus être défendus.
Mais par une sorte de hasard, trois avocats choisis par la famille de plusieurs accusés se trouvaient dans la salle.
C’était ces trois hommes que Maurice en entrant avait remarqués, causant près de la porte de la chapelle…
Cela fut dit à M. de Sairmeuse; il se retourna vers eux en leur faisant signe d’approcher; puis, leur montrant Chanlouineau:
– Voulez vous, demanda-t-il, vous charger de la défense de ce coupable?
Les avocats furent un instant sans répondre. Cette séance monstrueuse les impressionnait vivement, et ils se consultaient du regard.
– Nous sommes tout disposés à défendre le prévenu, répondit enfin le plus âgé, mais nous le voyons pour la première fois, nous ignorons ses moyens de défense, un délai nous est indispensable pour conférer avec lui…
– Le conseil ne peut vous accorder aucun délai, interrompit M. de Sairmeuse, voulez-vous, oui on non, accepter la défense?…
L’avocat hésitait, non qu’il eût peur, c’était un vaillant homme, mais parce qu’il cherchait quelque argument assez fort pour troubler la conscience de ces juges.
– Et si nous refusions?… interrogea-t-il.
Le duc de Sairmeuse laissa voir un mouvement d’impatience.
– Si vous refusez, dit-il, je donnerai pour défenseur d’office à ce scélérat, le premier tambour qui me tombera sous la main.
– Je parlerai donc, dit l’avocat, mais non sans protester de toutes mes forces contre cette façon inouïe de procéder…
– Oh!… faites-nous grâce de vos homélies… et soyez bref.
Après l’interrogatoire de Chanlouineau, improviser là, sur-le-champ, une plaidoirie, était difficile. Pourtant le courageux défenseur puisa dans son indignation des considérations qui eussent fait réfléchir un autre tribunal.
Pendant qu’il parlait, le duc de Sairmeuse s’agitait sur son fauteuil doré, avec toutes les marques de la plus impertinente impatience…
– C’est bien long, prononça-t-il, dès que l’avocat eut fini, c’est terriblement long!… Nous n’en finirons jamais, si chacun des accusés doit nous tenir autant!…
Il se retournait déjà vers ses collègues pour recueillir leur opinion, quand se ravisant tout à coup il proposa au conseil de réunir toutes les causes, à l’exception de celle du sieur d’Escorval.
– Ainsi, objectait-il, on abrégerait singulièrement «la besogne,» puisqu’on n’aurait que deux jugements à prononcer… Ce qui n’empêchera pas la défense d’être individuelle, ajouta-t-il.
Les avocats se récrièrent. Un jugement «en bloc,» comme disait le duc, leur enlevait l’espoir d’arracher au bourreau un seul des malheureux prévenus.