Ce gros mot, révélations, fit accourir M. de Courtomieu au cachot de Chanlouineau.
Il y trouva un homme à genoux, les traits décomposés, suant en apparence l’agonie de la peur, qui se traîna jusqu’à lui, qui lui prit les mains et les baisa, criant grâce et pardon, jurant que pour conserver la vie il était prêt à tout, oui, à tout, même à livrer M. Lacheneur…
Prendre Lacheneur!… Cette perspective devait enflammer le zèle du marquis de Courtomieu.
– Vous savez donc où se cache ce brigand?… lui demanda-t-il.
Chanlouineau déclara qu’il l’ignorait, mais il affirma que Marie-Anne, la fille de Lacheneur, le savait. Elle avait en lui, jurait-il, la plus entière confiance, et si on voulait lui permettre de l’envoyer chercher, et le laisser seul avec elle seulement dix minutes, il se faisait fort de lui arracher le secret de la retraite de son père… Ainsi posé, le marché devait être vite conclu.
La vie fut promise au condamné en échange de la vie de Lacheneur…
Un soldat, qui se trouva être le caporal Bavois, fut expédié à Marie-Anne…
Et Chanlouineau attendit, dévoré d’anxiété.
L’énergie déployée par le robuste gars jusqu’au moment de sa soudaine et incompréhensible défaillance, l’avait fait traiter en prisonnier dangereux et lui avait valu, ni plus ni moins qu’au baron d’Escorval, l’honneur des plus minutieuses précautions et la faveur de la solitude.
On l’avait séparé de ses compagnons pour l’enfermer dans le cachot réputé le plus sûr de la citadelle, qui jusqu’alors n’avait eu pour hôtes que les soldats condamnés à mort.
Ce cachot, situé au rez-de-chaussée, au fond d’un corridor obscur, était long et étroit, et à demi conquis sur le roc.
Un abat-jour placé à l’extérieur, devant la fenêtre, mesurait si parcimonieusement la lumière, qu’à peine on y voyait assez pour déchiffrer les exclamations désespérées et les noms charbonnés sur le mur.
Une botte de paille avec une mauvaise couverture, un escabeau, une cruche et un baquet infect, ajoutaient encore à l’aspect sinistre de ce séjour, bien fait pour porter le désespoir dans les âmes les plus solidement trempées. Mais qu’importait à Chanlouineau l’horreur de son cachot!… Il était dans une de ces crises où les circonstances extérieures cessent d’exister.
Les geôliers ne gardaient que son corps… son âme libre se jouant des verroux et des grilles, s’élançait vers les sphères supérieures, loin, bien loin des misères, des passions, des bassesses et des rancunes humaines.
Ah!… M. de Courtomieu revenant tout à coup n’eût plus reconnu le lâche qui l’instant d’avant se traînait à ses pieds, tremblant et blême. Ou plutôt il eût constaté qu’il avait été dupe d’une habile et audacieuse comédie.
Cet héroïque paysan, qui ne devait pas voir se coucher le soleil du lendemain, était comme transfiguré par la joie qu’il ressentait du succès de sa ruse.
Jusqu’à ce moment, il avait pu craindre une de ces circonstances futiles qui, pareilles au grain de sable brisant une machine parfaite, disloquent les plans les mieux connus.
Maintenant la fortune, évidemment, se déclarait pour lui, il venait d’en avoir la preuve.
Ce soldat, qu’on avait mis à sa disposition, ne s’était-il pas trouvé un de ces vieux, comme à cette époque on en comptait tant, qui portaient à leur shako la cocarde blanche de la Restauration, mais qui gardaient dans leur poche la cocarde aux trois couleurs et au fond de leur cœur le souvenir de «l’autre.»
Il avait donc pu se confier relativement à ce soldat, et il ne doutait pas qu’il ne lui ramenât Marie-Anne.
Non, il n’en doutait pas. Nul ne l’avait informé de ce qui s’était passé à Escorval, mais il le devinait, éclairé par cette merveilleuse prescience qui précède les ténèbres éternelles.
Il était certain que Mme d’Escorval était à Montaignac, il était sûr que Marie-Anne y était avec elle, il savait qu’elle viendrait…
Et il attendait, comptant les secondes aux palpitations de son cœur.
Il attendait; s’expliquant toutes les rumeurs du dehors, recueillant avec l’étonnante acuité des sens surexcités par la passion, des bruits qui eussent été insaisissables pour un autre…
Enfin, tout à l’extrémité du corridor, il entendit le frôlement d’une robe contre les murs.
– Elle!… murmura-t-il.
Des pas se rapprochaient, les lourds verrous grincèrent, la porte s’ouvrit et Marie-Anne entra, soutenue par l’honnête caporal Bavois.
– M. de Courtomieu m’a promis qu’on nous laisserait seuls! s’écria Chanlouineau.
– Aussi, je décampe, répondit le vieux soldat… Mais j’ai l’ordre de revenir chercher Mademoiselle dans une demi-heure.
La porte refermée, Chanlouineau prit la main de Marie-Anne, et avec une violence contenue, il l’attira tout près de la fenêtre, à l’endroit où l’abat-jour dispensait le plus de lumière.
– Merci d’être venue, disait-il, merci!… Je vous revois et il m’est permis de parler… À présent que je suis un mourant dont les minutes sont comptées, je puis laisser monter à mes lèvres le secret de mon âme et de ma vie… Maintenant, j’oserai vous dire de quel ardent amour je vous ai aimée, je vous dirai combien je vous aime…
Instinctivement Marie-Anne dégagea sa main, et se rejeta en arrière.
L’explosion de cette passion, en ce moment, en ce lieu, avait quelque chose de lamentable et d’effrayant tout ensemble.
– Vous ai-je donc offensée?… fit tristement Chanlouineau. Pardonnez à qui va mourir!… Vous ne sauriez refuser d’entendre ma voix qui demain sera éteinte pour toujours et qui si longtemps s’est tue!…
C’est qu’il y a bien longtemps que je vous aime, Marie-Anne, il y a plus de six ans!… Avant de vous avoir vue, je n’avais aimé que la terre… Engranger de belles récoltes et amasser de l’argent me paraissait, ici-bas, le plus sublime bonheur.
Pourquoi vous ai-je rencontrée!… Mais j’étais si loin de vous, en ce temps, vous étiez si haut et moi si bas, que mon espoir ne montait pas jusqu’à vous. J’allais à l’église le dimanche; tant que durait la messe, je vous regardais, tout en extase, comme les paysannes devant la bonne Vierge; je rentrais chez moi les yeux et le cœur pleins de vous… et c’était tout.
C’est le malheur qui nous a rapprochés et c’est votre père qui m’a rendu fou, oui, fou comme il l’était lui-même…
Après les insultes des Sairmeuse, résolu à se venger de ces nobles si orgueilleux et si durs, votre père vit en moi un complice, il m’avait deviné. C’est en sortant de chez le baron d’Escorval, il doit vous en souvenir, un dimanche soir, que fut conclu le pacte qui me liait aux projets de votre père.
«Tu aimes ma fille, mon garçon, me dit-il, eh bien! aide-moi, et je te promets que le lendemain du succès, elle sera ta femme… Seulement, ajouta-t-il, je dois te prévenir que tu joues ta tête!»
Mais qu’était la vie comparée à l’espérance dont il venait de m’éblouir! De ce soir-là, je me donnai corps, âme et biens à la conspiration. D’autres s’y sont jetés par haine, pour satisfaire d’anciennes rancunes, ou par ambition, pour reconquérir des positions perdues: moi je n’avais ni ambitions ni haines!