– Espérons, fit l’abbé Midon, que nous saurons bientôt ce qu’est devenu Jean.
– Je le sais, monsieur le curé, répondit Marie-Anne, mon frère a été grièvement blessé et de braves gens l’ont recueilli.
Elle baissa la tête, près de défaillir sous le fardeau de ses tristesses; mais bientôt, se redressant:
– Que fais-je!… s’écria-t-elle. Ai-je le droit de penser aux miens quand de ma promptitude et de mon courage dépend la vie d’un innocent follement compromis par eux!…
Maurice, l’abbé Midon et les officiers à demi-solde, entouraient la vaillante jeune fille.
Encore voulaient-ils savoir ce qu’elle allait tenter, et si elle ne courait pas au-devant d’un danger inutile.
Elle refusa de répondre aux plus pressantes questions. On voulait au moins l’accompagner ou la suivre de loin, elle déclara qu’elle irait seule…
– Avant deux heures je serai revenue et nous serons fixés, dit-elle en s’élançant dehors…
Obtenir une audience de M. le duc de Sairmeuse était certes difficile; Maurice et l’abbé Midon ne l’avaient que trop éprouvé l’avant-veille. Assiégé par des familles éplorées, il se scellait, craignant peut-être de faiblir.
Marie-Anne savait cela, mais elle ne s’en inquiétait pas. Chanlouineau lui avait donné un mot – celui dont il s’était servi – qui, aux époques néfastes, ouvre les portes les plus sévèrement et les plus obstinément fermées.
Dans le vestibule de la maison du duc de Sairmeuse, trois ou quatre valets flânaient et causaient.
– Je suis la fille de M. Lacheneur, leur dit Marie-Anne, il faut que je parle à M. le duc, à l’instant même, au sujet de la conspiration…
– M. le duc est absent.
– Je viens pour des révélations.
L’attitude des domestiques changea brusquement.
– En ce cas, suivez-moi, mademoiselle, dit un valet de pied.
Elle le suivit le long de l’escalier et à travers deux ou trois pièces. Enfin, il ouvrit la porte d’un salon, en disant: «Entrez.» Elle entra…
Ce n’était pas le duc de Sairmeuse qui était dans le salon, mais son fils, Martial.
Etendu sur un canapé, il lisait un journal, à la lueur des six bougies d’un candélabre.
À la vue de Marie-Anne, il se dressa tout d’une pièce, plus pâle et plus troublé que si la porte eût livré passage à un spectre.
– Vous!… bégaya-t-il.
Mais il maîtrisa vite son émotion, et en une seconde son esprit alerte eut parcouru tous les possibles.
– Lacheneur est arrêté! s’écria-t-il. Et vous, sachant quel sort lui réserve la commission militaire, vous vous êtes souvenue de moi. Merci, chère Marie-Anne, merci de votre confiance… je ne la tromperai pas. Que votre cœur se rassure. Nous sauverons votre père, je vous le promets, je vous le jure… Comment? je ne le sais pas encore… Qu’importe!… Il faudra bien que je le sauve, je le veux!…
Il s’exprimait avec l’accent de la passion la plus vive, laissant déborder la joie qu’il ressentait, sans songer à ce qu’elle avait d’insultant et de cruel.
– Mon père n’est pas arrêté, dit froidement Marie-Anne…
– Alors, fit Martial, d’une voix hésitante, c’est donc… Jean qui est… prisonnier?
– Mon frère est en sûreté, et il échappera à toutes les recherches s’il survit à ses blessures…
De blême qu’il était, le marquis de Sairmeuse devint rouge comme le feu. Au ton de Marie-Anne, il comprit qu’elle connaissait le duel. Il n’essaya pas de nier, il voulut se disculper:
– C’est Jean qui m’a provoqué, dit-il. Je ne voulais pas… je n’ai fait que défendre ma vie, dans un combat loyal, à armes égales…
Marie-Anne l’interrompit.
– Je ne vous reproche rien, monsieur le marquis, prononça-t-elle.
– Eh bien!… moi, je suis plus sévère que vous… Jean a eu raison de me provoquer, il avait deviné mes espérances… Oui, je m’étais dit que vous seriez ma maîtresse… C’est que je ne vous connaissais pas, Marie-Anne… Je vous croyais comme toutes les autres, vous si chaste et si pure!…
Il cherchait à lui prendre les mains, elle le repoussa avec horreur et éclata en sanglots.
Après tant de coups qui la frappaient sans relâche, celui-ci, le dernier, était le plus terrible et le plus douloureux.
Quelle épouvantable humiliation que cette louange passionnée, et quelle honte! Ah! maintenant la mesure était comble. «Chaste et pure», disait-il. Amère dérision!… Le matin même, elle avait cru sentir son enfant tressaillir dans son sein.
Mais Martial devait se méprendre à la signification du geste de cette infortunée.
– Oh! je comprends votre indignation, reprit-il, avec une exaltation croissante. Mais si je vous ai dit l’injure, c’est que je veux vous offrir la réparation… J’ai été un fou, un misérable vaniteux, car je vous aime, je n’aime et je ne puis aimer que vous. Je suis marquis de Sairmeuse, j’ai des millions. Marie-Anne, voulez-vous être ma femme?…
Marie-Anne écoutait, éperdue de stupeur…
Le vertige, à la fin, s’emparait d’elle, et il lui semblait que sa raison vacillait au souffle furieux de toutes ces passions.
Tout à l’heure, c’était Chanlouineau qui, du fond de son cachot, lui criait qu’il mourait pour elle… C’était Martial, maintenant, qui prétendait lui sacrifier ses ambitions et son avenir.
Et le pauvre paysan condamné à mort et le fils du tout-puissant duc de Sairmeuse, enflammés d’un délire semblable, arrivaient pour le traduire, à des expressions pareilles.
Martial, cependant, s’était arrêté. Tout enfiévré d’espérances, il attendait une réponse, un mot, un signe… Mais Marie-Anne demeurait muette, immobile et glacée…
– Vous vous taisez! reprit-il avec une véhémence nouvelle. Douteriez-vous de ma sincérité? Non, c’est impossible! Pourquoi donc ce silence?… Auriez-vous peur de l’opposition de mon père?… Je saurai lui arracher son consentement. Que nous importe d’ailleurs sa volonté! Ai-je besoin de lui?… Ne suis-je pas mon maître? ne suis-je pas riche, immensément riche!… Je ne serais qu’un misérable sot, si j’hésitais entre des préjugés stupides et le bonheur de ma vie…
Il s’efforçait, évidemment, de prévoir toutes les objections, afin de les combattre et de les détruire…
– Est-ce votre famille, qui vous inquiète? continuait-il. Votre père et votre frère sont poursuivis et la France leur est fermée… Eh bien! nous quitterons la France et ils viendront vivre près de nous. Jean ne m’en voudra plus, quand vous serez ma femme… Nous nous fixerons en Angleterre ou en Italie… Maintenant, oui, je bénis ma fortune, qui me permettra de vous créer une existence enchantée. Je vous aime… je saurai bien, à force de tendresses, vous faire oublier toutes les amertumes du passé!…
Marie-Anne connaissait assez le marquis de Sairmeuse pour bien comprendre tout ce que révélaient de passion ses propositions inouïes…