Ils s’étaient assis près de lui, sur l’herbe, et pendant qu’il mangeait, ils lui disaient leurs infortunes. Ils avaient été signalés, on les recherchait, leur maison était pleine de soldats. Mais ils espéraient gagner les Etats sardes, grâce à un guide qui les attendait à un endroit convenu…
Lacheneur leur tendit la main.
– Je suis donc sauvé, dit-il. Faible et blessé comme je le suis, je périssais si je restais seul…
Mais les deux métayers ne prirent pas la main qui leur était tendue.
– Nous devrions vous abandonner, dit le plus jeune d’un air sombre, car c’est vous qui nous perdez, qui nous ruinez… Vous nous avez trompés, monsieur Lacheneur!…
Il n’osa pas protester, tant le juste sentiment de ses fautes l’écrasait.
– Bast!… qu’il vienne tout de même, fit l’autre paysan, avec un regard étrange.
Ils partirent, et le soir même, après neuf heures de marche, dont cinq de nuit, à travers les montagnes, ils franchirent la frontière…
Mais cette longue route ne s’était pas faite sans d’amers reproches, sans les plus cruelles récriminations.
Pressé de questions par ses compagnons, l’esprit affaissé comme le corps, Lacheneur avait fini par reconnaître l’inanité des promesses dont il enflammait ses complices. Il reconnut qu’il avait dit que Marie-Louise, le roi de Rome et tous les maréchaux de l’Empire devaient se trouver à Montaignac, et c’était là un monstrueux mensonge. Il confessa qu’il avait donné le signal du soulèvement sans chance de succès, sans moyens d’action, en s’en remettant presque au hasard. Enfin, il avoua qu’il n’y avait de réel que sa haine, la haine implacable qu’il avait vouée aux Sairmeuse…
Dix fois pendant ces terribles aveux, les paysans qui soutenaient la marche de Lacheneur avaient été sur le point de le pousser dans un des précipices qu’ils côtoyaient.
– Ainsi, pensaient-ils, frémissants de rage, c’est pour ses haines à lui qu’il a fait battre et massacrer le monde, qu’il nous ruine et qu’il nous perd… on verra!
Les fugitifs arrivaient à la première maison qu’ils eussent vue sur le territoire sarde.
C’était une auberge isolée, bâtie à une lieue en avant du petit bourg de Saint-Jean-de-Coche, et tenue par un nommé Balstain.
Ils frappèrent, sans s’inquiéter de l’heure – il était plus de minuit. On leur ouvrit et ils demandèrent qu’on leur préparât à souper.
Mais Lacheneur, épuisé par la perte de son sang, brisé par l’effort d’une marche si pénible, déclara qu’il ne souperait pas.
Il se jeta sur un grabat, dans la seconde pièce de l’auberge, et s’endormit…
C’était, depuis qu’ils avaient rencontré Lacheneur, la première fois que les deux métayers se trouvaient seuls et pouvaient échanger leurs impressions.
La même idée leur était venue.
Ils avaient pensé qu’en livrant Lacheneur ils obtiendraient leur grâce.
Certes, ils n’eussent, pour rien au monde, consenti à accepter un sou de l’argent promis au traître, mais échanger leur liberté et leur vie contre la vie et la liberté de Lacheneur ne leur semblait pas une trahison…
– D’ailleurs, il nous a trompés, se disaient-ils.
Ils décidèrent donc que dès qu’ils auraient soupé ils iraient à Saint-Jean-de-Coche, prévenir les gendarmes piémontais.
Mais ils devaient être devancés.
Ils avaient parlé assez haut, et un homme les avait entendus, qui avait appris dans la journée quelle prime splendide était promise à la délation.
Cet homme était l’aubergiste Balstain.
En apprenant le nom de l’hôte qui dormait sans défiance sous son toit, le vertige de l’or le saisit. Il ne dit qu’un mot à sa femme et s’échappa par une fenêtre pour courir aux gendarmes.
Depuis une demi-heure il était parti, quand les métayers sortirent.
Pour monter leur courage jusqu’à l’abominable action qu’ils allaient commettre, les malheureux avaient beaucoup bu en soupant.
Ils fermèrent si violemment la porte, que Lacheneur, réveillé par la secousse, se leva.
La femme de l’aubergiste était seule dans la première pièce.
– Où sont mes amis?… demanda-t-il vivement, où est votre mari?…
Troublée, émue, cette femme essaya de balbutier quelques excuses… N’en trouvant pas, elle se laissa tomber à genoux, en criant:
– Sauvez-vous, monsieur, sauvez-vous… vous êtes trahi!…
Brusquement, Lacheneur se rejeta en arrière, cherchant de l’œil une arme pour se défendre, une issue pour fuir.
Il avait pu se croire abandonné; mais trahi… non, jamais.
– Qui donc m’a vendu?… fit-il d’une voix étranglée.
– Vos amis, ces deux hommes qui soupaient là, à cette table.
– Impossible, madame, impossible!…
C’est qu’il était à mille lieues de soupçonner les calculs et les espérances des deux métayers, et il ne pouvait pas, il ne voulait pas les croire capables de le livrer ignoblement pour de l’argent.
– Cependant, poursuivait la femme de l’aubergiste, toujours à genoux, ils viennent de partir pour Saint-Jean-de-Coche où ils vont vous dénoncer… Je les ai entendus dire comme cela que votre vie rachèterait la leur… Ils vont pour sûr ramener les gendarmes!… Pourquoi faut-il que j’aie encore cette honte d’avouer que mon mari, lui aussi, est allé vous vendre…
Lacheneur comprenait maintenant!… Et ce suprême malheur, après tant de misères, brisa les derniers ressorts de son énergie.
De grosses larmes jaillirent de ses yeux et il s’affaissa sur une chaise en murmurant:
– Qu’ils viennent donc, je les attends… Non, je ne bougerai pas d’ici!… C’est trop disputer une misérable existence.
Mais la femme du traître s’était relevée, et elle s’attachait obstinément aux vêtements du malheureux, elle le secouait, elle le tirait, elle l’eût porté si elle en eût eu la force.
– Vous ne resterez pas, disait-elle avec une véhémence extraordinaire… Partez, sauvez-vous!… Je ne veux pas que vous soyez pris ici, cela nous porterait malheur!
Ebranlé par ces adjurations violentes, l’instinct de la conservation reprenant le dessus, Lacheneur se leva et s’avança jusque sur le seuil de l’auberge.
La nuit était noire, et un brouillard glacé épaississait encore les ténèbres.
– Voyez, madame! fit doucement le pauvre fugitif. Comment me guider à travers ce pays de montagnes que je ne connais pas, où il n’y a point de routes, où les sentiers sont à peine frayés…
D’un geste rapide, la femme de Balstain poussa Lacheneur dehors, et le tournant comme un aveugle qu’on remet en son chemin:
– Marchez droit devant vous, dit-elle, toujours contre le vent… Dieu vous protège!… Adieu!
Il se retourna pour demander quelques explications encore, mais la femme était rentrée dans l’auberge et avait refermé la porte.
Il s’éloigna donc, soutenu par l’excitation d’une fièvre terrible, et durant de longues heures il marcha… Il n’avait pas tardé à perdre la direction, et il errait au hasard, à travers les montagnes de la frontière, transi de froid, buttant à chaque pas contre des roches, tombant parfois et se relevant meurtri…