Mais les minutes étaient trop précieuses pour que le caporal Bavois les gaspillât en stériles conjectures.
– Mieux vaut descendre en deux temps, prononça-t-il à haute voix, comme pour fouetter son courage… Allons, caporal, mon ami, crachez dans vos mains, et en avant… en route!…
Tout en parlant ainsi, le vieux soldat s’était couché à plat ventre sur l’étroite corniche, et il reculait lentement vers l’abîme, assurant de toutes ses forces, après la corde, ses mains et ses genoux.
L’âme était forte, mais la chair frissonnait… Marcher sur une batterie avait toujours paru une plaisanterie au digne caporal; mais affronter un péril inconnu, mais suspendre sa vie à une corde… diable!…
Quelques gouttes de sueur perlèrent à la racine de ses cheveux, quand il sentit que la moitié de son corps avait dépassé le bord du rocher, qu’il se trouvait absolument en équilibre et que le plus faible mouvement le lançait dans l’espace…
Ce mouvement il le fit, en murmurant:
– S’il y a un Dieu pour les honnêtes gens, qu’il ouvre l’œil, c’est l’instant!…
Le Dieu des honnêtes gens veillait.
Bavois arriva en bas trop vite, les mains et les genoux affreusement déchirés, mais sain et sauf.
Il tomba comme une masse, et le choc, lorsqu’il toucha terre, fut si rude qu’il lui arracha une plainte rauque, comme un mugissement de bête assommée.
Durant plus d’une minute, il demeura à terre, ahuri, étourdi.
Quand il se releva, deux hommes qu’il reconnut pour des officiers à demi-solde, le saisirent par les poignets, les serrant à les briser…
– Eh!… doucement, fit-il, pas de bêtises, c’est moi, Bavois!…
Ceux qui le tenaient ne le lâchèrent pas.
– Comment se fait-il, demanda l’un d’eux, d’un ton de menace, que le baron d’Escorval ait été précipité et que vous ayez réussi à descendre ensuite?…
Le vieux soldat avait trop d’expérience pour ne pas comprendre toute la portée de cette humiliante question.
La douleur et l’indignation qu’il en ressentit, lui donnèrent la force de se dégager.
– Mille tonnerres!… s’écria-t-il, je passerais pour un traître, moi!… Non, ce n’est pas possible… écoutez-moi.
Et aussitôt, rapidement et avec une surprenante précision, il raconta tous les détails de l’évasion, sa douleur, ses angoisses, et quels obstacles en apparence insurmontables il avait su vaincre.
Il n’avait pas besoin de tant se débattre. L’entendre c’était le croire…
Les officiers lui tendirent la main, sincèrement affligés d’avoir froissé un tel homme, si digne d’estime et si dévoué.
– Vous nous excuserez, caporal, dirent-ils tristement, le malheur rend défiant et injuste, et nous sommes malheureux…
– Il n’y a pas d’offense, mes officiers, grogna-t-il… Si je m’étais défié, moi, le pauvre M. d’Escorval… un ami de «l’autre,» mille tonnerres!… serait encore de ce monde!
– Le baron respire encore, caporal, dit un des officiers.
Cela tenait si bien du prodige, que Bavois parut un moment confondu.
– Ah!… s’il ne fallait que donner un de mes bras pour le sauver!… s’écria-t-il enfin.
– S’il peut être sauvé, il le sera, mon ami… Ce brave prêtre que vous voyez là, est, parait-il, un fameux médecin… Il examine, en ce moment, les blessures affreuses de M. d’Escorval… C’est sur son ordre que nous nous sommes procuré et que nous avons allumé cette bougie qui, d’un instant à l’autre, peut nous mettre tous nos ennemis sur les bras… mais il n’y avait pas à balancer…
Bavois regardait de tous ses yeux, mais vainement. De sa place, il ne distinguait qu’un groupe confus, à quelques pas.
– Je voudrais bien voir le pauvre homme?… demanda-t-il tristement.
– Approchez, mon brave, ne craignez rien, avancez!…
Il s’avança, et à la lueur tremblante d’une bougie que tenait Marie-Anne, il vit un spectacle qui le remua, lui qui pourtant, plus d’une fois, avait fait la «corvée du champ de bataille.»
Le baron était étendu à terre, tout de son long, sur le dos, la tête appuyée sur les genoux de Mme d’Escorval…
Il n’était pas défiguré; la tête n’avait point porté dans la chute, mais il était pâle comme la mort même, et ses yeux étaient fermés…
Par intervalles, une convulsion le secouait, il râlait, et alors une gorgée de sang sortait de sa bouche, glissait le long de ses lèvres et coulait jusque sur sa poitrine…
Ses vêtements avaient été hachés, littéralement, et on voyait que tout son corps n’était pour ainsi dire qu’une effroyable plaie.
Agenouillé près du blessé, l’abbé Midon, avec une dextérité admirable, étanchait le sang et fixait des bandes qui provenaient du linge de toutes les personnes présentes.
Maurice et un officier à la demi-solde l’aidaient.
– Ah! si je tenais le gredin qui a coupé la corde, murmurait le caporal violemment ému; mais patience, je le retrouverai…
– Vous le connaissez?…
– Que trop!
Il se tut; l’abbé Midon venait déterminer tout ce qu’il était possible de faire là, et il haussait un peu le blessé sur les genoux de Mme d’Escorval.
Ce mouvement arracha au malheureux un gémissement qui trahissait des souffrances atroces. Il ouvrit les yeux et balbutia quelques paroles… c’étaient les premières.
– Firmin!… murmura-t-il, Firmin!…
C’était le nom d’un secrétaire qu’avait eu le baron autrefois, qui lui avait été absolument dévoué, mais qui était mort depuis plusieurs années.
Le baron n’avait donc pas sa raison, qu’il appelait ce mort!…
Il avait du moins un sentiment vague de son horrible situation, car il ajouta d’une voix étouffée, à peine distincte:
– Ah!… que je souffre!… Firmin, je ne veux pas tomber vivant entre les mains du marquis de Courtomieu… Tu m’achèveras plutôt… tu entends, je te l’ordonne…
Et ce fut tout: ses yeux se refermèrent, et sa tête qu’il avait soulevée retomba inerte. On put croire qu’il venait de rendre le dernier soupir.
Les officiers le crurent, et c’est avec une poignante anxiété qu’ils entraînèrent l’abbé Midon à quelques pas de Mme d’Escorval.
– Est-ce fini, monsieur le curé? demandèrent-ils; espérez-vous encore?…
Le prêtre hocha tristement la tête, et du doigt montrant le cieclass="underline"
– J’espère en Dieu!… prononça-t-il.
L’heure, le lieu, l’émotion de l’horrible catastrophe, le danger présent, les menaces de l’avenir, tout se réunissait pour donner aux paroles du prêtre une saisissante solennité.
Si vive fut l’impression, que pendant plus d’une minute les officiers à demi-solde demeurèrent silencieux, remués profondément, eux, de vieux soldats, dont tant de scènes sanglantes avaient dû émousser la sensibilité.
Maurice qui s’approcha, suivi du caporal Bavois, les rendit au sentiment de l’implacable réalité.