– Ne devons-nous pas nous hâter d’emporter mon père, monsieur l’abbé? demanda-t-il. Ne faut-il pas qu’avant ce soir nous soyons en Piémont?…
– Oui!… s’écrièrent les officiers, partons!
Mais le prêtre ne bougea pas, et d’une voix triste:
– Essayer de transporter M. d’Escorval de l’autre côté de la frontière, serait le tuer, prononça-t-il.
Cela semblait si bien un arrêt de mort que tous frémirent.
– Que faire, mon Dieu!… balbutia Maurice, quel parti prendre!
Pas une voix ne s’éleva. Il était clair que du prêtre seul on attendait une idée de salut.
Lui réfléchissait, et ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il reprit:
– À une heure et demie d’ici, au-delà de la Croix-d ’Arcy, habite un paysan dont je puis répondre, un nommé Poignot, qui a été autrefois le métayer de M. Lacheneur. Il exploite maintenant, avec l’aide de ses trois fils, une ferme assez vaste. Nous allons nous procurer un brancard et porter M. d’Escorval chez cet honnête homme.
– Quoi!… monsieur le curé, interrompit un des officiers, vous voulez que nous cherchions un brancard à cette heure aux environs!
– Il le faut.
– Mais cela ne va pas manquer d’éveiller des soupçons.
– Assurément.
– La police de Montaignac nous suivra à la piste.
– J’y compte bien.
– Le baron sera repris…
– Non.
L’abbé s’exprimait de ce ton bref et impérieux de l’homme qui assumant toute la responsabilité d’une situation, veut être obéi sans discussion.
– Une fois le baron déposé chez Poignot, reprit-il, l’un de vous, messieurs, prendra sur le brancard la place du blessé, les autres le porteront, et tous ensemble vous tâcherez de gagner le territoire piémontais. Seulement, entendons-nous bien. Arrivés à la frontière, mettez toute votre adresse à être maladroits, cachez-vous, mais de telle façon qu’on vous voie partout…
Tout le monde, maintenant, comprenait le plan si simple du prêtre.
De quoi s’agissait-il?… simplement de créer une fausse piste destinée à égarer les agents que lanceraient M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse.
Du moment où il paraîtrait bien prouvé que le baron avait été aperçu dans les montagnes, il serait en sûreté chez Poignot…
– Encore un mot, messieurs, ajouta l’abbé. Il importe de donner au cortège du faux blessé toutes les apparences de la suite qui eût accompagné M. d’Escorval… Mlle Lacheneur vous suivra donc, et aussi Maurice. On sait que je ne quitterais pas le baron, qui est mon ami, et ma robe me désigne à l’attention; l’un de vous revêtira ma robe… Dieu nous pardonnera ce travestissement en faveur du motif…
Il ne s’agissait plus que de se procurer le brancard, et les officiers délibéraient pour décider à quelle porte prochaine ils iraient frapper, quand le caporal Bavois les interrompit.
– Pardon, excuse, fit-il; ne vous dérangez pas, je connais, à dix enjambées d’ici, un coquin d’aubergiste qui aura mon affaire…
Il dit, partit en courant, et moins de cinq minutes plus tard, reparut, portant une manière de civière, un mince matelas et une couverture. Il avait pensé à tout…
Mais il s’agissait de soulever le blessé et de le placer sur le matelas.
Ce fut une difficile opération, fort longue, et qui, en dépit de précautions extrêmes, arracha au baron deux ou trois cris déchirants.
Enfin tout fut prêt, les officiers prirent chacun un bras de la civière et on se mit en route.
Le jour se levait… Le brouillard qui se balançait au-dessus des collines lointaines se teintait de lueurs pourpres et violettes; les objets insensiblement émergeaient des ténèbres…
Le triste cortège, guidé par l’abbé Midon, avait pris à travers champs et à chaque instant quelque obstacle se présentait, haie ou fossé qu’il fallait franchir.
Que d’attentions alors pour éviter au brancard des oscillations dont la moindre devait causer au blessé des tortures inouïes… Que de soins!… mais aussi que de temps perdu!
Appuyée au bras de Marie-Anne, la baronne d’Escorval marchait près de la civière, et aux passages difficiles elle pressait la main de son mari… Le sentait-il?… Rien en lui ne trahissait la vie qu’un râle sourd par intervalles, et quelquefois un de ces vomissements de sang qui épouvantaient si fort l’abbé Midon.
On avançait cependant, et la campagne s’éveillait et s’animait.
C’était tantôt quelque paysanne revenant de l’herbe qu’on rencontrait, tantôt quelque gars, l’aiguillon sur l’épaule, qui conduisait ses bœufs au labour.
Hommes et femmes s’arrêtaient, et bien après qu’on les avait dépassés, on les apercevait encore, plantés à la même place, suivant d’un œil étonné ces gens qui leur semblaient porter un mort…
Le prêtre paraissait se soucier peu de ces rencontres. Il ne faisait rien pour les éviter.
Mais il s’inquiéta visiblement et devint circonspect, quand après trois heures de marche on aperçut la ferme de Poignot.
Heureusement, il y avait à une portée de fusil de la maison un petit bois. L’abbé Midon y fit entrer tout son monde, recommandant la plus stricte prudence, pendant qu’il allait, lui, courir en avant s’entendre avec l’homme sur qui reposaient toutes ses espérances.
Comme il arrivait dans la cour de la ferme un petit homme, à cheveux gris, très maigre, au teint basané, sortait de l’écurie.
C’était le père Poignot.
– Comment! vous, monsieur le curé, s’écria-t-il tout joyeux… Dieu! ma femme va-t-elle être contente!… Nous avons un fier service à vous demander.
Et aussitôt, sans laisser à l’abbé Midon le temps d’ouvrir la bouche, il se mit à raconter son embarras… La nuit du soulèvement, il avait ramassé un malheureux qui avait reçu un coup de sabre; ni sa femme ni lui, ne savaient comment panser cette blessure, et il n’osait aller quérir un médecin.
– Et ce blessé, ajouta-t-il, c’est Jean Lacheneur, le fils de mon ancien maître.
Une affreuse anxiété serrait le cœur du prêtre.
Ce fermier, qui avait déjà donné asile à un blessé, consentirait-il à en recevoir un autre?
La voix de l’abbé Midon tremblait en présentant sa requête…
Dès les premiers mots, le fermier devint fort pâle, et tant que parla le prêtre, il hocha gravement la tête. Quand ce fut fini:
– Savez-vous, monsieur le curé, dit-il froidement, que je risque gros à faire de ma maison un hôpital pour les révoltés?
L’abbé Midon n’osa pas répondre…
– On m’a dit comme ça, poursuivit le père Poignot, que j’étais un lâche, parce que je ne voulais pas me mêler du complot… ça n’était pas mon idée, j’ai laissé dire. Maintenant il me convient de ramasser les éclopés…je les ramasse. M’est avis que c’est aussi courageux que d’aller tirer des coups de fusil…
– Ah!… vous êtes un brave homme!… s’écria l’abbé.
– Pardienne!… je le sais bien. Allez chercher M. d’Escorval… Il n’y a ici que ma femme et mes trois garçons, personne ne le trahira!…