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Une demi-heure après, le baron était couché dans un petit grenier où déjà on avait installé Jean Lacheneur.

De la fenêtre, l’abbé Midon et Mme d’Escorval purent voir s’éloigner rapidement le cortège destiné à donner le change aux espions.

Le caporal Bavois, la tête entortillée de linges ensanglantés, avait remplacé le baron sur le brancard.

C’est aux époques troublées de l’histoire qu’il faut chercher l’homme. Alors l’hypocrisie fait trêve, et il apparaît tel qu’il est, avec ses bassesses et ses grandeurs.

Certes, de grandes lâchetés furent commises aux premiers jours de la seconde Restauration, mais aussi que de dévouements sublimes!

Ces officiers à demi-solde qui entourèrent Mme d’Escorval et Maurice, qui prêtèrent ensuite leur concours à l’abbé Midon, ne connaissaient le baron que de nom et de réputation.

Il leur suffit de savoir qu’il avait été ami de «l’autre,» de celui qui avait été leur idole, pour se donner entièrement, sans hésitation comme sans forfanterie.

Ils triomphèrent, quand ils virent M. d’Escorval couché dans le grenier du père Poignet, en sûreté relativement.

Après cela, le reste de leur tâche, qui consistait à créer une fausse piste jusqu’à la frontière, leur paraissait un véritable jeu d’enfants.

Ils ne songeaient en vérité qu’au bon tour qu’ils jouaient au duc de Sairmeuse et au marquis de Courtomieu.

Et ils riaient à l’idée de la besogne et de la déception qu’ils préparaient à la police de Montaignac.

Mais toutes ces précautions étaient bien inutiles. En cette occasion éclatèrent les sentiments véritables de la contrée, et on put voir que les espérances de Lacheneur n’étaient pas sans quelque fondement.

La police ne découvrit rien; elle ne connut pas un détail de l’évasion; elle n’apprit pas une circonstance de ce voyage de plus de trois lieues, en plein jour, de six personnes portant un blessé sur un brancard.

Parmi les deux mille paysans qui crurent bien que c’était le baron d’Escorval qu’on portait ainsi, il ne se trouva pas un délateur, il ne se rencontra pas même un indiscret.

Cependant, en approchant de la frontière qu’ils savaient strictement surveillée, les fugitifs devinrent circonspects.

Ils attendirent que la nuit fût venue, avant de se présenter à une auberge isolée qu’ils avaient aperçue, et où ils espéraient trouver un guide pour franchir les défilés des montagnes.

Une affreuse nouvelle les y avait devancés.

L’aubergiste qui leur ouvrit leur apprit les sanglantes représailles de Montaignac.

De grosses larmes coulaient de ses yeux, pendant qu’il racontait les détails de l’exécution, qu’il tenait d’un paysan qui y avait assisté.

Heureusement ou malheureusement, cet aubergiste ignorait l’évasion de M. d’Escorval et l’arrestation de M. Lacheneur…

Mais il avait connu particulièrement Chanlouineau, et il était consterné de la mort de ce «beau gars, le plus solide du pays.»

Les officiers qui avaient laissé le brancard dehors, jugèrent alors que cet homme était bien celui qu’ils souhaitaient, et qu’ils pouvaient lui confier une partie de leur secret.

– Nous portons, lui dirent-ils, un de nos amis blessé… Pouvez-vous nous faire franchir la frontière cette nuit même?…

L’aubergiste répondit qu’il le ferait volontiers, qu’il se chargeait même d’éviter tous les postes; mais qu’il ne fallait pas songer à s’engager dans la montagne avant le lever de la lune.

À minuit les fugitifs se mirent en route: au jour ils foulaient le territoire du Piémont.

Depuis assez longtemps déjà ils avaient congédié leur guide. Ils brisèrent le brancard, et poignée par poignée ils jetèrent au vent la laine du matelas.

– Notre tâche est remplie, monsieur, dirent alors les officiers à Maurice… Nous allons rentrer en France… Dieu nous protège!… Adieu!…

C’est les yeux pleins de larmes que Maurice regarda s’éloigner ces braves gens qui, sans doute, venaient de sauver la vie à son père. Maintenant il était le seul protecteur de Marie-Anne, qui, pâle, anéantie, brisée de fatigue et d’émotion, tremblait à son bras…

Non, cependant… Près de lui se tenait encore le caporal Bavois.

– Et vous, mon ami, lui demanda-t-il d’un ton triste, qu’allez-vous faire?…

– Vous suivre, donc!… répondit le vieux soldat. J’ai droit au feu et à la chandelle chez vous, c’est convenu avec votre père!… Ainsi, pas accéléré, la jeune demoiselle n’a pas l’air bien du tout, et je vois là-bas le clocher de l’étape.

XXXVI

Femme par la grâce et par la beauté, femme par le dévouement et la tendresse, Marie-Anne savait trouver en elle-même une vaillance virile. Son énergie et son sang-froid, en ces jours désolés, furent l’admiration et l’étonnement de tous ceux qui l’approchèrent.

Mais les forces humaines sont bornées… Toujours, après des efforts exorbitants, un moment arrive où la chair défaillante trahit la plus ferme volonté.

Quand Marie-Anne voulut se remettre en route, elle sentit qu’elle était à bout: ses pieds gonflés ne la soutenaient plus, ses jambes se dérobaient sous elle, la tête lui tournait, des nausées soulevaient son estomac, et un froid glacial, intense, lui montait jusqu’au cœur.

Maurice et le vieux soldat durent la soutenir, la porter presque.

Heureusement il n’était pas fort éloigné ce village dont les fugitifs apercevaient le clocher à travers la brume matinale.

Déjà ces infortunés distinguaient les premières maisons quand le caporal s’arrêta brusquement en jurant.

– Milliard de tonnerres!… s’écria-t-il, et mon uniforme!… Entrer avec ce fourniment dans ce méchant village, ce serait se jeter dans la gueule du loup!… Le temps de nous asseoir et nous serions ramassés par les gendarmes piémontais… Faut attendre!…

Il réfléchit, tortillant furieusement sa moustache, puis d’un ton qui eût fait frémir et fuir un passant:

– À la guerre comme à la guerre!… fit-il. Faut acheter un équipement à «la foire d’empoigne!» Le premier pékin qui passe…

– Mais j’ai de l’argent, interrompit Maurice, en débouclant une ceinture pleine d’or qu’il avait placée sous ses habits le soir du soulèvement.

– Eh!… que ne le disiez-vous!… Nous sommes des bons, cela étant… Donnez, j’aurai vite trouvé quelque bicoque aux environs…

Il s’éloigna, et ne tarda pas à reparaître affublé d’un costume de paysan qu’on eût dit fait pour lui. Sa figure maigre disparaissait sous un immense chapeau…

– Maintenant, pas accéléré, en avant, marche!… dit-il à Maurice et à Marie-Anne qui le reconnaissaient à peine.

Le village où ils arrivaient, le premier après la frontière, s’appelait Saliente. Ils lurent ce nom sur un poteau.

La quatrième maison était une hôtellerie, «Au Repos des Voyageurs.» Ils y entrèrent, et d’un ton bref commandèrent à la maîtresse de conduire la jeune dame à une chambre et de l’aider à se coucher.

On obéit, et Maurice et le vieux soldat passant dans la salle commune, demandèrent quelque chose à manger.

On les servit, mais les regards qu’on arrêtait sur eux n’étaient rien moins que bienveillants. Evidemment, on les tenait pour très suspects.