Un gros homme, qui semblait le patron de l’hôtellerie, rôda autour d’eux un bon moment, les examinant du coin de l’œil, et finalement il leur demanda leurs noms.
– Je me nomme Dubois, répondit Maurice sans hésiter, je voyage pour mon commerce, avec ma femme qui est là-haut et mon fermier que voici…
Cette vivacité heureuse décida un peu l’hôtelier, et atteignant un petit registre crasseux il se mit à y consigner les réponses.
– Et quel commerce faites-vous? interrogea-t-il encore.
– Je viens dans votre sacré pays de curieux pour acheter des mulets, répondit Maurice en frappant sur sa ceinture.
Au son de l’or, le gros homme souleva son bonnet de laine. L’élève des mulets était la richesse de la contrée, le bourgeois était bien jeune, mais il avait le gousset garni: cela ne suffisait-il pas?
– Vous m’excuserez, reprit l’hôte d’un tout autre ton; c’est que, voyez-vous, nous sommes très surveillés; il y a du tapage, à ce qu’il parait, vers Montaignac…
L’imminence du péril et le sentiment de la responsabilité donnaient à Maurice un aplomb qu’il ne se connaissait pas. C’est de l’air le plus dégagé qu’il débita une histoire passablement plausible, pour expliquer son arrivée matinale, à pied, avec une jeune femme malade.
Il s’applaudissait de son adresse, mais le vieux caporal était moins satisfait.
– Nous sommes trop près de la frontière pour bivaquer ici, grogna-t-il. Dès que la jeune dame sera sur pieds, faudra graisser nos escarpins.
Il croyait et Maurice espérait comme lui que vingt-quatre heures de repos absolu rétabliraient Marie-Anne.
Ils se trompaient, car elle avait été atteinte aux sources même de la vie.
À vrai dire, elle ne semblait pas souffrir, mais elle demeurait immobile et comme engourdie dans une torpeur glacée, dont rien n’était capable de la tirer. On lui parlait, elle ne répondait pas. Entendait-elle, comprenait-elle? c’était au moins douteux.
Par un rare bonheur, la mère de l’hôtelier se trouvait être une vieille brave femme, qui ne quittait pas le chevet de Marie-Anne… de Mme Dubois, comme on disait à l’hôtellerie du Repos des Voyageurs.
– Rassurez-vous, disait-elle à Maurice, qu’elle voyait dévoré d’inquiétude, je connais des herbes, cueillies dans la montagne, au clair de lune… vous verrez…
Connaissait-elle des herbes, en effet, la nature violentée reprit-elle seule son équilibre, toujours est-il que dans la soirée du troisième jour, on entendit Marie-Anne murmurer quelques paroles.
– Pauvre jeune fille!… disait-elle, pauvre malheureuse!…
C’était d’elle-même qu’elle parlait.
Par un phénomène fréquent, après les crises où a sombré l’intelligence, elle doutait de soi, ou pour mieux dire, elle se percevait double.
Il lui semblait que c’était une autre qui avait été victime de tous les malheurs dont le souvenir, peu à peu, lui revenait, trouble et confus comme les réminiscences d’un rêve pénible, au matin…
Toutes les scènes douloureuses et sanglantes qui avaient empli les derniers mois de sa vie, se déroulaient devant elle, comme les actes divers d’un drame sur un théâtre.
Que d’événements, depuis ce dimanche d’août, où, sortant de l’église avec son père, elle avait appris l’arrivée du duc de Sairmeuse.
Et tout cela avait tenu dans huit mois!…
Quelle différence entre ce temps où elle vivait heureuse, honorée et enviée, dans ce beau château de Sairmeuse dont elle se croyait la maîtresse, et l’heure présente, où elle gisait fugitive et abandonnée, dans une misérable chambre d’auberge, soignée par une vieille femme qu’elle ne connaissait pas, sans autre protection que celle d’un vieux soldat qui avait déserté, et celle de son amant proscrit… Car elle avait un amant!…
De ce grand naufrage de ses chères ambitions et de toutes ses espérances, de sa fortune, de son bonheur, et de son avenir, elle n’avait pas même sauvé son honneur de jeune fille!…
Mais était-elle responsable toute seule?
Qui donc lui avait imposé le rôle odieux qu’elle avait joué entre Maurice, Martial et Chanlouineau?
À ce dernier nom traversant sa pensée, toute la scène du cachot, soudainement, lui apparut comme aux lueurs d’un éclair.
Chanlouineau, condamné à mort, lui avait remis une lettre en lui disant:
– Vous la lirez quand je ne serai plus…
Elle pouvait la lire, maintenant qu’il était tombé sous les balles!… Mais qu’était-elle devenue?… Depuis le moment où elle l’avait reçue elle n’y avait pas pensé…
Elle se souleva, et d’une voix brève:
– Ma robe!… demanda-t-elle à la vieille assise près du lit, donnez-moi ma robe!…
La vieille obéit, et d’une main fiévreuse Marie-Anne palpa la poche.
Elle eut une exclamation de joie, elle sentait un froissement sous l’étoffe, elle tenait la lettre.
Elle l’ouvrit, la lut lentement à deux reprises et, se laissant retomber sur son oreiller, fondit en larmes…
Inquiet, Maurice s’approcha.
– Qu’avez-vous, mon Dieu!… demanda-t-il d’une voix émue.
Elle lui tendit la lettre en disant:
– Lisez.
Chanlouineau n’était qu’un pauvre paysan.
Toute son instruction lui venait d’un vieil instituteur de campagne, dont il avait fréquenté l’école pendant trois hivers, et qui s’inquiétait infiniment moins de l’application de ses élèves que de la grosseur de la bûche qu’ils apportaient chaque matin.
Sa lettre, écrite sur le papier le plus commun, avait été fermée avec un de ces maîtres pains à cacheter, larges et épais comme une pièce de deux sous, que l’épicier de Sairmeuse débitait au quarteron.
Pénible était l’écriture. Lourde et toute tremblée, elle trahissait la main roide de l’homme qui a manié la bêche plus que la plume.
Les lignes s’en allaient en zig-zag, vers le haut ou vers le bas de la page, et les fautes d’orthographes s’y enlaçaient…
Mais si l’écriture était d’un paysan vulgaire, la pensée était digne des plus nobles et des plus fiers, des plus hauts selon le monde.
Voici ce qu’avait écrit Chanlouineau, la veille, très probablement, du soulèvement:
«Marie-Anne,
«Le complot va donc éclater. Qu’il réussisse ou qu’il échoue, j’y serai tué… Cela a été décidé par moi et arrêté le jour où j’ai su que vous ne pouviez plus ne pas épouser Maurice d’Escorval.
«Mais le complot ne réussira pas, et je connais assez votre père pour savoir qu’il ne voudra pas survivre à sa défaite.
«Si Maurice et votre frère Jean venaient à être frappés mortellement, que deviendriez-vous, ô mon Dieu?… En seriez-vous donc réduite à tendre la main aux portes?…
«Je ne fais que penser à cela en dedans de moi, continuellement. J’ai bien réfléchi et voici ma dernière volonté:
«Je vous donne et lègue en toute propriété, tout ce que je possède:
«Ma maison de la Borderie, avec le jardin et les vignes qui en dépendent, les taillis et les pâtures de Bérarde et cinq pièces de terre au Valrollier.