Le prêtre fut inflexible.
– Une émotion peut tuer votre père, déclara-t-il; apprendre à votre mère votre retour et à quels dangers vous vous êtes follement exposé, serait lui enlever toute sécurité… Retirez-vous… Repassez la frontière cette nuit même.
Jean Lacheneur, témoin de cette scène, s’approcha.
– Je m’éloignerai aussi, monsieur le curé, dit-il, et je vous prierai de garder ma sœur… La place de Marie-Anne est ici et non sur les grands chemins…
L’abbé Midon se tut, évaluant les chances bonnes ou mauvaises, puis brusquement:
– Soit, dit-il, partez; je n’ai vu votre nom sur aucune liste; on ne vous poursuit pas…
Ainsi séparé tout à coup de celle qui était sa femme, après tout, Maurice eût voulu se concerter avec elle, lui adresser ses dernières recommandations, l’abbé ne le permit pas.
– Fuyez!… dit-il encore en entraînant Marie-Anne… Adieu!
Le prêtre s’était trop hâté.
Lorsque Maurice avait tant besoin des conseils de sa sagesse, il le livrait aux inspirations de la haine furieuse de Jean Lacheneur.
Dès qu’ils furent dehors:
– Voilà donc, s’écria Jean, l’œuvre des Sairmeuse et du marquis de Courtomieu!… Je ne sais, moi, où ils ont jeté le corps de mon père exécuté; vous ne pouvez, vous, embrasser votre père, lâchement, traîtreusement assassiné par eux!…
Il eut un éclat de rire nerveux, strident, terrible, et d’une voix rauque poursuivit:
– Et cependant, si nous gravissions cette éminence, nous apercevrions, dans le lointain, le château de Sairmeuse illuminé… Ce soir, on fête le mariage de Martial et de Mlle Blanche… Nous errons à l’aventure, nous, sans amis, sans asile; là-bas, ils tiennent table, ils rient, les verres se choquent.
Il n’en fallait pas tant pour rallumer toutes les colères de Maurice. Tout son sang afflua à son cerveau. Il oublia tout pour se dire que troubler cette fête de sa présence serait une vengeance digne de lui.
– Je vais aller provoquer Martial, s’écria-t-il, à l’instant, chez lui…
Mais Jean l’interrompit.
– Non, dit-il, pas cela!… Ils sont lâches, ils vous feraient arrêter. Il faut écrire, je porterai la lettre.
Le caporal Bavois les entendait, il eût pu s’opposer à leur folie…
Mais non… il trouvait toute naturelle et on ne peut plus logique leur fureur de vengeance, et jugeant qu’ils «n’avaient pas froid aux yeux» il les estimait davantage…
À tous risques, ils entrèrent donc dans le premier bouchon qu’ils rencontrèrent sur leur route, et la provocation fut écrite et confiée à Jean Lacheneur…
XXXVIII
Troubler la fête du château de Sairmeuse, changer en tristesse la joie d’un premier jour de mariage, épouvanter de sinistres présages l’union de Martial et de Mlle Blanche de Courtomieu…
Voilà, en vérité, tout ce qu’espérait Jean Lacheneur.
Quant à croire que Martial triomphant et heureux accepterait le cartel de Maurice, misérable et proscrit… il ne le croyait pas.
Même, tout en attendant Martial dans le vestibule du château, il s’armait contre les mépris et les railleries dont ne manquerait pas de l’accabler tout d’abord, présumait-il, ce froid et hautain gentilhomme qu’il venait défier.
L’accueil évidemment bienveillant de Martial le déconcerta un peu…
Il se remit, en voyant le prodigieux effet que produisait la provocation mortellement offensante de Maurice.
– Nous avons frappé juste!… pensait-il.
Martial lui ayant pris la main pour l’entraîner, il ne résista pas…
Et pendant qu’il traversait les salons ruisselants de lumière, tout en fendant les groupes d’invités surpris, Jean ne songeait ni à ses gros souliers ferrés ni a ses habits de paysan.
Tout palpitant d’anxiété, il se demandait;
– Que va-t-il se passer?…
Il le sut bientôt.
Appuyé au chambranle doré de la porte de la galerie, il assista à la terrible scène du petit salon.
Il vit Martial de Sairmeuse, ivre de colère, jeter à la face du marquis de Courtomieu la lettre de Maurice d’Escorval.
On eût cru que rien de tout cela ne le touchait, tant il restait froid et immobile, pâle, les lèvres pincées, les yeux baissés… Mais ces apparences mentaient. Son cœur se dilatait en une espèce de jouissance, et s’il baissait les yeux, c’est qu’il ne voulait pas qu’on pût voir quelle joie immense y éclatait.
Jamais il n’eût osé souhaiter une vengeance si prompte ni surtout si terrible.
Et cependant ce n’était rien encore…
Après avoir écarté brutalement Blanche, sa jeune femme, qui s’opposait à sa sortie, qui s’accrochait désespérément à ses vêtements, Martial reprit le bras de Jean Lacheneur.
– Arrivez!… lui dit-il d’une voix frémissante. Suivez-moi!…
Jean le suivit.
Ils traversèrent de nouveau la grande galerie, au milieu des invités pétrifiés; mais, au lieu de gagner le vestibule, Martial s’empara d’un candélabre allumé sur une console et ouvrit une petite porte qui donnait sur un escalier de service.
– Où me conduisez-vous?… demanda Jean Lacheneur.
Martial, qui avait déjà gravi deux ou trois marches, se retourna:
– Avez-vous donc peur? fit-il.
L’autre haussa les épaules, et froidement:
– Si vous le prenez ainsi, prononça-t-il, montons.
Ils montèrent au second étage du château et arrivèrent à un appartement à demi démeublé, où tout était en désordre.
C’était l’appartement de garçon de Martial. La veille au soir, il avait bien cru qu’il y couchait pour la dernière fois.
Cet appartement, autrefois, était celui de Jean Lacheneur lorsqu’il venait passer les vacances près de son père, et rien n’y avait été changé. Il reconnaissait les rideaux à ramages, les grandes rosaces du tapis et jusqu’au vieux fauteuil où il avait lu tant de romans en cachette.
Dès qu’ils furent entrés, Martial courut à un petit secrétaire resté dans un angle, le brisa plutôt qu’il ne l’ouvrit et prit dans un tiroir un papier plié fort menu qu’il glissa dans sa poche.
Bien qu’il parût agir dans la plénitude de sa volonté, un observateur eût été effrayé de ses mouvements saccadés, de sa pâleur et de l’éclat de ses yeux. Les fous, quand ils paraissent se conduire le plus raisonnablement, se trahissent par un extérieur pareil.
– Maintenant, dit-il, partons… Il faut éviter une scène; mon père et… ma femme me cherchent sans doute… Nous nous expliquerons dehors.
Ils descendirent en toute hâte, sortirent par les jardins et eurent bientôt atteint la longue avenue de Sairmeuse.
Alors Jean Lacheneur s’arrêta court.
– Venir si loin pour un oui ou un non, était je crois inutile, dit-il. Enfin, vous l’avez voulu. Que dois-je répondre à Maurice d’Escorval?
– Rien! Vous allez me conduire près de lui.