Elle lui secoua le bras, rudement, et de son accent le plus impérieux:
– Mon père!… appela-t-elle: mon père!
Cette voix, qui tant de fois l’avait fait trembler, agit sur M. de Courtomieu plus efficacement que l’eau de Cologne des domestiques. Il entr’ouvrit languissamment un œil, qu’il referma aussitôt, mais non si vite que sa fille ne s’en aperçût:
– J’ai à vous parler, insista-t-elle, relevez-vous!…
Il n’osa désobéir, et péniblement il se redressa sur la causeuse, la cravate dénouée, le visage marbré de grandes plaques rouges.
– Ah!… que je souffre!… geignait-il, que je souffre!
Sa fille l’écrasa d’un regard méprisant, et d’un ton d’ironie amère:
– Pensez-vous que je suis aux anges?… prononça-t-elle.
– Parle donc, soupira M. de Courtomieu, parle, puisque tu le veux…
Mais la jeune femme ne pouvait se livrer ainsi.
– Retirez-vous! dit-elle aux domestiques.
Ils se retirèrent, et après qu’elle eût poussé le verrou de la porte:
– Parlons de Martial… commença-t-elle.
À ce nom, M. de Courtomieu bondit et ses poings se crispèrent.
– Ah! le misérable!… s’écria-t-il.
– Martial est mon mari, mon père.
– Quoi!… après ce qu’il a fait, vous osez le défendre!…
– Je ne le défends pas, mais je ne veux pas qu’on me le tue.
Qui eût, en ce moment, annoncé la mort de Martial, n’eût pas désespéré M. de Courtomieu.
– Vous l’avez entendu, mon père, poursuivit Mme Blanche, on assigne pour demain, à midi, un rendez-vous à Martial, à la lande de la Rèche… Je le connais, il a été insulté, il s’y rendra… Y rencontrera-t-il un adversaire loyal?… Non. Il y trouvera des assassins… Vous pouvez l’empêcher d’être assassiné.
– Moi, mon Dieu!… et comment?
– En envoyant à la Rèche des soldats qui se cacheront dans le bois, et qui, le moment venu, arrêteront les scélérats qui en veulent aux jours de Martial…
Le marquis hocha gravement la tête:
– Si je faisais cela, dit-il, Martial est capable…
– De tout!… oui, je le sais. Mais que vous importe, si je prends tout sur moi?
Quelle était la véritable intention de «la mariée?» M. de Courtomieu essaya vainement de la pénétrer.
– Il faut expédier des ordres à Montaignac, insista-t-elle…
Moins émue, elle eût vu l’ombre d’une pensée mauvaise voiler les yeux de son père. Il songeait que faire ce que désirait sa fille, c’était se venger de Martial et de la façon la plus cruelle, et le déshonorer, lui qui se souciait si peu de l’honneur des autres.
– Soit!… fit-il. Tu l’exiges, je vais écrire…
Sa fille lui apporta vivement de l’encre et des plumes, et tant bien que mal, car ses mains tremblaient, il minuta des instructions pour le colonel de la légion de Montaignac.
Mme Blanche descendit elle-même cette lettre à un domestique, elle lui commanda de monter à cheval, et c’est seulement quand elle l’eût vu partir au galop qu’elle gagna les appartements qui avaient été préparés pour elle, ces appartements où Martial avait réuni les plus délicates merveilles du luxe, et que devait éclairer la plus radieuse des lunes de miel.
Mais là tout était fait pour raviver le désespoir de la pauvre abandonnée, pour attiser sa haine et exaspérer ses colères…
Ses femmes voulaient la déshabiller, elle les renvoya durement et courut s’enfermer avec la tante Médie dans la chambre nuptiale où l’époux seul manquait…
Affaissée sur un fauteuil, elle se rappelait avec une sorte de rage les flatteries excessives dont elle avait été l’objet quand elle était l’élève des Dames du Sacré-Cœur.
Alors, on s’étudiait à lui persuader qu’en raison de tous ses avantages de naissance, de fortune, d’esprit et de beauté, elle devait être plus heureuse que les autres…
Et c’était à elle, que par une étrange dérive de la destinée, ce malheur arrivait, incroyable, inouï, d’être abandonnée la première nuit de ses noces…
Car elle était abandonnée, elle n’en doutait pas… Elle était sûre que son mari ne rentrerait pas, elle ne l’attendait pas…
Le duc de Sairmeuse battait les environs avec quelques domestiques; mais elle savait bien que c’était peine perdue, qu’ils ne rencontreraient pas Martial…
Où pouvait-il être? Près de Marie-Anne, certainement… Mme Blanche ne pouvait l’imaginer ailleurs…
Et à cette pensée atroce, qui l’obsédait, elle sentait la folie envahir son cerveau; elle comprenait le crime; elle rêvait la vengeance qu’on demande au fer ou au poison…
Martial, à Montaignac, avait fini par s’endormir…
Mme Blanche, quand vint le jour, changea pour des vêtements noirs sa robe blanche de mariée, et on la vit errer comme une ombre dans les jardins de Sairmeuse… Elle n’était plus, véritablement, que l’ombre d’elle-même; cette nuit d’indicibles tortures avait pesé sur sa tête plus que toutes les années qu’elle avait vécues…
Elle passa la journée enfermée dans son appartement, refusant d’ouvrir au duc de Sairmeuse et même à son père…
Dans la soirée seulement, vers les huit heures, on eut des nouvelles…
Un domestique apportait les lettres adressées par Martial à son père et à sa femme.
Pendant plus d’une minute, Mme Blanche hésita à ouvrir celle qui lui était destinée: son sort allait être fixé, elle avait peur…
Enfin elle rompit le cachet et lut:
«Madame la marquise,
«Entre vous et moi, tout est fini, et il n’est pas de rapprochement possible…
«De ce moment, reprenez votre liberté… Je vous estime assez pour espérer que vous saurez respecter le nom de Sairmeuse que je ne puis vous enlever.
«Vous trouverez comme moi, je pense, une séparation amiable préférable au scandale d’un procès.
«Quand mes hommes d’affaires règleront vos intérêts, souvenez-vous que j’ai trois cent mille livres de rentes…
«MARTIAL DE SAIRMEUSE.»
Mme Blanche chancela sous le coup terrible… c’en était fait, elle était abandonnée, et abandonnée, pensait-elle, pour une autre. Mais elle se roidit, et d’une voix stridente:
– Oh! cette Marie-Anne! s’écria-t-elle, cette créature! je la tuerai!…
XL
Les vingt-quatre mortelles heures passées par Mme Blanche à mesurer l’étendue de son horrible malheur, le duc de Sairmeuse les avait employées à tempêter et à jurer à faire crouler les plafonds.
Lui non plus, il ne s’était pas couché.
Après des recherches inutiles aux environs, il était revenu à la grande galerie du château, et il l’arpentait d’un pied furieux.
Il tombait de lassitude, après un accès de colère qui avait duré une nuit et un jour, quand on lui apporta la lettre de son fils…
Elle était brève…
Martial ne donnait à son père aucune explication; il ne mentionnait même pas la rupture qu’il venait de signifier à sa femme.