Ce qu’elle taisait, c’est qu’elle ne faisait épier Martial que pour arriver à Marie-Anne. Elle n’avait pas osé prononcer devant le traître le nom de la fille de Lacheneur. Ayant livré le père au bourreau, n’hésiterait-il pas à s’attaquer à la fille. Mme Blanche le craignait.
– Une fois qu’il sera engagé, pensait-elle, ce sera tout différent.
Cependant le vieux maraudeur était remis de sa surprise.
– Vous pouvez compter sur moi, dit-il, mais il me faut un peu de temps…
– Je le comprends… Nous sommes aujourd’hui samedi, jeudi saurez-vous quelque chose?…
– Dans cinq jours?… Oui, probablement.
– En ce cas, soyez ici jeudi; à cette heure-ci, vous m’y trouverez…
Un cri de tante Médie l’interrompit.
– Quelqu’un!… dit-elle à Chupin. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, vite, sauvez-vous.
D’un bond, l’ancien braconnier franchit l’allée et disparut dans un taillis.
Il était temps, un domestique de Courtomieu venait d’arriver près de tante Médie, et Mme Blanche le voyait, de loin, parler avec une grande animation.
Rapidement elle s’avança.
– Ah! mada… c’est-à-dire mademoiselle, s’écria le domestique, voici plus de trois heures qu’on vous cherche partout… votre père, M. le marquis, mon Dieu! quel malheur!… on est allé quérir le médecin.
– Mon père est mort!…
– Non, mademoiselle, non, seulement… comment vous dire cela!… Quand M. le marquis est parti, ce matin, pour surveiller les façons de ses vignes, il était tout chose, n’est-ce pas, tout drôle… Eh bien!… quand il est revenu…
Du bout de l’index, tout en parlant, le domestique se touchait le front.
– Vous m’entendez bien, n’est-ce pas, quand il est rentré, la raison n’y était plus… partie… envolée!…
– Courons!… interrompit Mme Blanche.
Et sans attendre tante Médie terrifiée, elle s’élança dans la direction du château.
– M. le marquis? demanda-t-elle au premier valet qu’elle aperçut sous le vestibule.
– Il est dans sa chambre, mademoiselle; on l’a couché, il est un peu plus tranquille, maintenant.
Déjà la jeune femme arrivait à la chambre du marquis.
Il était assis sur son lit, les manches de sa chemise arrachées, et deux domestiques guettaient ses mouvements.
Sa face était livide, avec de larges marbrures bleuâtres aux joues… Ses yeux roulaient égarés sous leurs paupières bouffies, et une écume blanchâtre frangeait ses lèvres. Des mèches de cheveux rares collées sur son front ajoutaient encore à l’effrayante expression de sa physionomie.
La sueur, à grosses gouttes, coulait de son visage, et cependant il grelottait. Par moment, un spasme le tordait et le secouait plus rudement que le vent de décembre ne tord et ne secoue les branches mortes.
Il gesticulait furieusement, en criant des paroles incohérentes, d’une voix tour à tour sourde ou éclatante.
Cependant, il reconnut sa fille.
– Te voilà, fit-il, je t’attendais.
Elle restait sur le seuil, toute saisie, quoiqu’elle ne fût certes, ni tendre, ni impressionnable.
– Mon père!… balbutiait-elle, mon Dieu! que vous est-il arrivé?
Le marquis riait d’un rire strident:
– Ah! ah!… répondit-il, je l’ai rencontré, voilà!… Il fallait bien que cela finît ainsi!… Hein! tu doutes! Puisque je te dis que je l’ai vu, le misérable!… Je le connais bien, peut-être, moi qui depuis un mois ai continuellement devant les yeux sa figure maudite… car elle ne me quitte pas, elle ne me quitte jamais. Je l’ai vu… C’était en forêt, près des roches de Sanguille, tu sais, là où il fait toujours sombre, à cause des grands arbres… Je revenais, lentement, pensant à lui, quand tout à coup, brusquement, il s’est dressé devant moi, étendant les bras, pour me barrer le passage:
– «Allons!… m’a-t-il crié, il faut venir me rejoindre!» Il était armé d’un fusil, il m’a couché en joue et il a fait feu…
Le marquis s’interrompant, Mme Blanche réussit enfin à prendre sur soi de s’approcher de lui.
Durant plus d’une minute, elle attacha sur lui ce regard froid et persistant qui, dit-on, dompte les fous, puis lui secouant violemment le bras:
– Revenez à vous, mon père!… dit-elle d’une voix rude, comprenez que vous êtes le jouet d’une hallucination!… Il est impossible que vous ayez vu… l’homme que vous dites.
Quel homme croyait avoir aperçu M. de Courtomieu, la jeune femme ne le devinait que trop, mais elle n’osait, elle ne pouvait prononcer son nom.
Le marquis, cependant, continuait, en phrases haletantes:
– Ai-je donc rêvé!… Non, c’est bien Lacheneur qui m’est apparu. J’en suis sûr, et la preuve, c’est qu’il m’a rappelé une circonstance de notre jeunesse, connue seulement de lui et de moi… C’était pendant la Terreur, en 93, il était tout-puissant à Montaignac, moi, j’étais poursuivi pour avoir correspondu avec les émigrés. Mes biens allaient être confisqués, je croyais déjà sentir la main du bourreau sur mon épaule, quand Lacheneur, le brigand, me recueillit chez lui. Il me cacha, le misérable, il me fournit un passeport, il sauva ma fortune et il sauva ma tête… Moi, je lui ai fait couper le cou. Voilà pourquoi je l’ai revu. Je dois le rejoindre, il me l’a dit, je suis un homme mort!…
Il se laissa retomber sur ses oreillers, releva le drap par dessus sa tête, et demeura tellement immobile et roide, que véritablement on eût pu croire que c’était un cadavre, dont la toile dessinait vaguement les contours.
Muets d’horreur, les domestiques échangeaient des regards effarés.
Tant d’infamie devait les confondre, incapables qu’ils étaient de soupçonner quels calculs atroces pour faire éclore l’ambition dans une âme de boue.
Pouvaient-ils se douter que jamais M. de Courtomieu n’avait pardonné à Lacheneur de l’avoir sauvé? Cela était cependant!…
Seule, Mme Blanche conservait sa présence d’esprit au milieu de tous ces gens éperdus.
Elle fit signe au valet de chambre de M. de Courtomieu de s’avancer, et à voix basse:
– Il est impossible qu’on ait tiré sur mon père, dit-elle.
– Je vous demande pardon, mademoiselle, et même peu s’en est fallu qu’on ne l’ait tué.
– Comment le savez-vous?
– En déshabillant M. le marquis, j’ai remarqué qu’il avait à la tête une éraflure qui saignait… J’ai aussitôt examiné sa casquette, et j’y ai constaté deux trous qui ne peuvent avoir été faits que par des chevrotines.
Le digne valet de chambre était certes bien plus ému que la jeune femme.
– On aurait donc tenté d’assassiner mon père, murmura-t-elle, et la frayeur expliquerait cet accès de délire… Comment savoir qui a osé ce crime?
Le domestique hocha la tête:
– Je soupçonne, dit-il, ce vieux maraudeur qui vient tuer nos chevreuils en plein jour jusque sous nos fenêtres, mademoiselle le connaît… Chupin…
– Non, ce ne peut être lui.