– Ah! j’en mettrais pourtant la main au feu!… Il n’y a que lui dans la commune capable de ce mauvais coup.
Mme Blanche ne pouvait dire quelles raisons lui affirmaient l’innocence du vieux maraudeur. Pour rien au monde, elle n’eût avoué qu’elle l’avait rencontré à plus d’une lieue du théâtre du crime, qu’elle l’avait arrêté, qu’elle avait causé avec lui plus d’une demi-heure, enfin qu’elle le quittait à l’instant…
Elle se tut. Aussi bien le médecin arrivait.
Il découvrit – il dut presque employer la force – le visage de M. de Courtomieu, l’examina longtemps, les sourcils froncés; puis, brusquement, coup sur coup, ordonna des sinapismes, des applications de glace sur le crâne, des sangsues, une potion qu’il fallait vite et vite courir chercher à Montaignac. Tout le monde perdait la tête.
Quand le médecin se retira, Mme Blanche le suivit sur l’escalier:
– Eh bien! docteur, interrogea-t-elle.
Il eut un geste équivoque, et d’une voix hésitante:
– On se remet de cela, répondit-il.
Mais qu’importait à cette jeune femme, que son père se rétablit ou mourût! Elle devait suivre d’un œil sec toutes les phases de cette maladie, la plus affreuse qui puisse terrasser un homme.
Ce qui n’empêche que sa conduite fut citée.
Elle avait senti que si elle voulait mettre Martial dans son tort, elle devait ramener l’opinion et s’improviser une réputation toute différente de l’ancienne. Se faire un piédestal où elle poserait en victime résignée lui souriait. L’occasion était admirable; elle la saisit.
Jamais fille dévouée ne prodigua à un père plus de soins touchants, plus de délicates attentions. Impossible de la décider à s’éloigner une minute du chevet du malade. C’est à peine si la nuit elle consentait à dormir une couple d’heures, sur un fauteuil, dans la chambre même.
Mais pendant qu’elle restait là, jouant ce rôle de sœur de charité qu’elle s’était imposé, sa pensée suivait Chupin. Que faisait-il à Montaignac? Epiait-il Martial, ainsi qu’il l’avait promis?… Comme le jour qu’elle lui avait fixé était lent à venir!…
Il vint enfin, ce jeudi tant attendu, et sur les deux heures, après avoir bien recommandé son père à tante Médie, Mme Blanche s’échappa, et d’un pied fiévreux courut au rendez-vous.
Le vieux maraudeur l’attendait, assis sur un arbre renversé. Il avait presque sa physionomie d’autrefois. Depuis cinq jours qu’il avait une préoccupation, il avait presque cessé de boire, et son intelligence se dégageait des brouillards de l’ivresse.
– Parlez!… lui dit Mme Blanche.
– Volontiers! Seulement, je n’ai rien à vous conter.
– Ah!… vous n’avez pas surveillé le marquis le Sairmeuse.
– Votre mari?… faites excuse, je l’ai suivi comme son ombre. Mais que voulez-vous que je vous en dise? Depuis le voyage du duc de Sairmeuse à Paris c’est M. Martial qui commande. Ah! vous ne le reconnaîtriez plus. Toujours en affaires, maintenant. Dès le potron-minet il est debout, et il se couche comme les poules. Toute la matinée, il écrit des lettres. Dans l’après-midi, il reçoit tous ceux qui se présentent. Lui qui était haut comme le temps, autrefois, il fait le pas fier, le bon enfant, le câlin, il donne des poignées de main au premier venu. Les officiers à demi-solde sont à pot et à feu avec lui; il en a déjà replacé cinq ou six, il a fait rendre la pension à deux autres, jamais il ne sort, jamais il ne va en soirée…
Il s’arrêta, et pendant un bon moment, la jeune femme garda le silence, émue et confuse de la question qui lui montait aux lèvres. Quelle humiliation!… Mais elle surmonta sa honte, et plus rouge que le feu, détournant un peu la tête:
– Il est impossible qu’il n’ait pas une maîtresse!… dit-elle.
Chupin éclata de rire.
– Nous y voici donc!… fit-il avec une si outrageante familiarité que la jeune femme en fut révoltée, vous voulez parler de la fille de ce scélérat de Lacheneur, n’est-ce pas, de cette coquine effrontée de Marie-Anne?
À l’accent haineux de Chupin, Mme Blanche comprit l’inutilité de ses ménagements.
Elle ignorait encore que l’assassin exècre sa victime, uniquement parce qu’il l’a tuée.
– Oui, répondit-elle, c’est bien de Marie-Anne que j’entendais parler.
– Eh bien!… ni vu ni connu, il faut qu’elle ait filé, la gueuse, avec un autre de ses amants, Maurice d’Escorval.
– Vous vous trompez…
– Oh!… pas du tout!… De tous ces Lacheneur, il n’est resté ici que le fils Jean, qui vit comme un vagabond qu’il est, de pillage et de vol… Nuit et jour, il erre dans les bois, le fusil sur l’épaule. Il est effrayant à voir, maigre autant qu’un squelette, avec des yeux qui brillent comme des charbons… S’il me rencontrait jamais, celui-là, mon compte serait vite réglé…
Mme Blanche avait pâli… C’était Jean Lacheneur qui avait tiré sur le marquis de Courtomieu… elle n’en doutait pas…
– Eh bien! moi, dit-elle, je suis sûre que Marie-Anne est dans le pays, à Montaignac probablement… Il me la faut, je la veux! Tâchez d’avoir découvert sa retraite lundi, nous nous retrouverons ici.
– Je chercherai, répondit Chupin.
Il chercha en effet; et avec ardeur, déployant toute son adresse: en vain.
D’abord toutes ses démarches étaient paralysées par les précautions qu’il prenait contre Balstain et contre Jean Lacheneur. D’un autre côté, personne dans le pays n’eût consenti à lui donner le moindre renseignement.
– Toujours rien! disait-il à Mme Blanche à chaque entrevue.
Mais elle ne se rendait pas… La jalousie ne se rend jamais, même à l’évidence.
Mme Blanche s’était dit que Marie-Anne lui avait enlevé son mari, que Martial et elle s’aimaient, qu’ils cachaient leur bonheur aux environs, qu’ils la raillaient et la bravaient… Donc cela devait être, encore que tout lui démontrât le contraire…
Un matin, cependant, elle trouva son espion radieux.
– Bonne nouvelle!… lui cria-t-il dès qu’il l’aperçut, nous tenons enfin la coquine!
XLIII
C’était le surlendemain du jour où, sur l’ordre formel de l’abbé Midon, Marie-Anne était allée s’établir à la Borderie.
On ne s’entretenait que de cette prise de possession dans le pays, et le testament de Chanlouineau était le texte de commentaires infinis.
– Voilà la fille de M. Lacheneur avec plus de deux cents pistoles de rentes, faisaient les vieux d’un air grave, sans compter encore la maison…
– Une honnête fille n’aurait pas tant de chance que ça! murmuraient quelques filles laides qui ne trouvaient pas de mari.
Jusqu’alors on n’était pas parfaitement sûr que Marie-Anne eût été la «bonne amie» de Chanlouineau. Même après la chute de M. Lacheneur on apercevait entre eux une distance difficile à franchir. La donation leva tous les doutes. Comment expliquer autrement cette magnificence posthume?
Voilà cependant quelles grandes nouvelles Chupin apportait à Mme Blanche et pourquoi, lui, toujours sombre, il paraissait si joyeux.
Elle l’écoutait, frémissante de colère, les poings si convulsivement serrés que les ongles lui entraient dans les chairs.