– Quelle audace!… répétait-elle d’une voix étranglée, quelle impudence!…
Le vieux maraudeur semblait de cet avis.
– Le fait est, grommela-t-il d’un air de dégoût, qu’elle eût pu attendre que le lit de Chanlouineau fût refroidi, avant de s’en emparer.
Il branla la tête, et comme en à-parte:
– Que chacun de ses amants lui en donne autant, et elle sera plus riche qu’une reine, elle aura de quoi acheter Sairmeuse et Courtomieu.
Si Chupin avait eu l’intention de tisonner la rage de Mme Blanche, il dut être satisfait.
– Et c’est une telle femme qui m’a enlevé le cœur de Martial!… s’écria-t-elle. C’est pour cette misérable qu’il m’abandonne!… Quels philtres ces créatures font-elles donc boire à leurs dupes!…
L’indignité prétendue de cette infortunée, en qui sa jalousie lui montrait une rivale, transportait Mme Blanche à ce point qu’elle oubliait la présence de Chupin; elle cessait de se contraindre, elle livrait sans restrictions le secret de ses souffrances.
– Au moins, reprit-elle, êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites, père Chupin?
– Comme je suis sûr que vous êtes là.
– Qui vous a dit tout cela?
– Personne… on a des yeux. J’ai poussé hier jusqu’à la Borderie, et j’ai vu tous les volets ouverts. Marie-Anne se carrait à une fenêtre. Elle n’est seulement pas en deuil, la gueuse!…
C’est qu’en effet, jusqu’à ce jour, la pauvre Marie-Anne en avait été réduite à la robe que Mme d’Escorval lui avait prêtée le soir du soulèvement, pour qu’elle pût quitter ses habits d’homme.
Le vieux maraudeur voulait continuer à scarifier Mme Blanche de ses observations méchantes, elle l’interrompit d’un geste.
– Ainsi, demanda-t-elle, vous connaissez la Borderie?
– Pardienne!
– Où est-ce?
– Juste en face des moulins de l’Oiselle, de ce côté de la rivière, à une lieue et demie d’ici, à peu près…
– C’est juste. Je me rappelle maintenant. Y êtes-vous entré quelquefois?…
– Plus de cent fois, du vivant de Chanlouineau.
– Alors il faut me donner la topographie de l’habitation.
Les yeux de Chupin s’écarquillèrent prodigieusement.
– Vous dites?… interrogea-t-il, ne comprenant pas.
– Je veux dire: expliquez-moi comment la maison est bâtie.
– Ah!… comme cela, j’entends… Pour lors, elle est construite en plein champ, à une demi-portée de fusil de la grande route. Devant, il y a une manière de jardin, et derrière un grand verger qui n’est pas clos de murs, mais seulement entouré d’une petite haie vive. Tout autour sont des vignes, excepté à gauche, où se trouve un bocage qui ombrage un cours d’eau.
Il s’arrêta tout à coup, et clignant de l’œil.
– Mais à quoi peuvent vous servir tous ces renseignements? demanda-t-il.
– Que vous importe!… Comment est l’intérieur?
– Comme partout: trois grandes chambres carrelées qui se commandent, une cuisine, une autre petite pièce noire…
– Voilà pour le rez-de-chaussée. Passons à l’étage supérieur.
– C’est que… dame!… je n’y suis jamais monté.
– Tant pis. Comment sont meublées les pièces que vous avez visitées?…
– Comme celles de tous les paysans d’ici.
Personne, assurément, ne soupçonnait l’existence de cette chambre magnifique du premier étage, que Chanlouineau, dans sa folie, destinait à Marie-Anne. Jamais il n’en avait parlé, même il avait pris les plus grandes précautions pour qu’on ne vît pas apporter les meubles.
– Combien de portes à la maison? poursuivit madame Blanche.
– Trois: une sur le jardin, une sur le verger; la troisième communique avec l’écurie. L’escalier qui mène au premier étage se trouve dans la pièce du milieu.
– Et Marie-Anne est seule à la Borderie?…
– Toute seule pour le moment. Mais je suppose que son brigand de frère ne tardera pas à aller demeurer avec elle…
Au lieu de répondre, Mme Blanche s’absorba dans une sorte de rêverie si profonde et si prolongée, que le vieux maraudeur, à la fin, s’en impatienta.
Il osa lui toucher le bras, et de cette voix étouffée de complices méditant un mauvais coup:
– Eh bien! fit-il, que décidons-nous?…
La jeune femme tressaillit et frissonna, comme le malade qui tout à coup, dans l’engourdissement de la douleur, entend le cliquetis des terribles instruments du chirurgien…
– Mon parti n’est pas encore pris, répondit-elle, je réfléchirai, je verrai…
Et remarquant la mine décontenancée du vieux maraudeur:
– Je ne veux pas m’aventurer à la légère, ajouta-t-elle vivement. Ne perdez plus Martial de vue… S’il va à la Borderie, et il ira, j’en dois être informée… S’il écrit, et il écrira, tâchez de vous procurer une de ses lettres… Désormais je veux vous voir tous les deux jours… Ne vous endormez pas!… Songez à gagner la bonne place que je vous réserve à Courtomieu… Allez!…
Il s’éloigna, sans souffler mot, mais aussi sans prendre la peine de dissimuler son désappointement et son mécontentement.
– Fiez-vous donc à toutes ces mijaurées! grommela-t-il. Celle-là jetait les hauts cris, elle voulait tout tuer, tout brûler, tout détruire, elle ne demandait qu’une occasion… L’occasion se présente, le cœur lui manque, elle recule… elle a peur!…
Le vieux maraudeur jugeait mal Mme Blanche.
Le mouvement d’horreur qu’elle venait de laisser voir était une instinctive révolte de la chair et non pas une défaillance de son inflexible volonté.
Ses réflexions n’étaient pas de nature à désarmer sa haine.
Quoi que lui eût dit Chupin, lequel, avec tout Sairmeuse, était persuadé que la fille à Lacheneur revenait du Piémont, Mme Blanche s’entêtait à considérer ce voyage comme une fable ridicule.
Dans son opinion, Marie-Anne sortait tout simplement de la retraite où Martial avait jugé prudent de la cacher jusqu’à ce jour.
Or, pourquoi cette brusque apparition?
La vindicative jeune femme était prête à jurer que c’était une insulte et une bravade à son adresse.
– Et je me résignerais!… s’écria-t-elle. Ah! j’arracherais mon cœur s’il était capable d’une si indigne lâcheté.
La voix de sa conscience ne domina jamais le tumulte de sa passion. Ses souffrances lui semblaient tout autoriser, et l’attentat de Jean Lacheneur lui paraissait justifier d’avance les pires représailles.
Elle ne reculait donc pas, mais une difficulté imprévue l’arrêtait:
Elle avait rêvé une de ces vengeances raffinées, telles qu’on en cite dans les histoires, elle voulait une de ces revanches éclatantes et soudaines, comme il s’en rencontre dans les romans, et elle ne trouvait au service de ses rancunes qu’un crime vulgaire, absolument indigne d’elle.
– Mieux vaut patienter encore, se disait-elle.
Et sa haine, alors, s’égarant en conceptions insensées, elle imaginait des combinaisons impossibles, ou rêvait des revirements inouïs…