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Au surplus, elle était libre désormais de s’abandonner sans contrainte ni contrôle à toutes ses inspirations.

Il n’y avait plus de soins à donner au marquis de Courtomieu.

Aux crises violentes de la démence, aux frénésies de son premier délire, l’anéantissement avait succédé, puis peu après était venue la morne stupeur de l’idiotisme.

Puis, un matin, le médecin avait déclaré son malade guéri.

Guéri!… Le corps était sauf, en effet, mais la raison avait succombé.

Toute trace d’intelligence avait disparu de cette physionomie si mobile autrefois, et qui se prêtait si bien à toutes les transformations de l’hypocrisie la plus consommée.

Plus une étincelle dans l’œil, où jadis pétillaient l’esprit et la ruse. Les lèvres, naguère si fines, pendaient avec une désolante expression d’hébétement.

Et nul espoir de guérison.

Une seule et unique passion: la table, remplaçait toutes les passions qui avaient agité la vie de ce froid ambitieux.

Sobre autrefois, le marquis de Courtomieu mangeait maintenant avec la plus dégoûtante voracité. Chaque repas était une lutte où il fallait employer la force pour lui arracher les plats.

Il est vrai qu’il engraissait. Maigre au point d’être diaphane, disaient jadis ses amis, il prenait du ventre et ses joues se bouffissaient de mauvaise graisse.

Levé de grand matin, il errait, corps sans âme, dans le château ou aux environs, sans intentions, sans projet, sans but.

Conscience de soi, idée de dignité, notion du bien et du mal, pensée, mémoire, il avait tout perdu. L’instinct de la conservation même, le dernier qui meure en nous, l’abandonnait, il fallait le surveiller comme un enfant.

Souvent, lorsque le marquis vaguait dans les jardins immenses du château, Mme Blanche, accoudée à sa fenêtre, le suivait des yeux, le cœur serré par un mystérieux effroi.

Mais cet avertissement de la Providence, loin de la faire rentrer en soi-même, exaltait encore ses désirs et ses espérances de représailles.

– Qui ne préférerait la mort à cet épouvantable malheur!… murmurait-elle. Ah! Jean Lacheneur est plus cruellement vengé que si sa balle eût porté. C’est une vengeance comme celle-là que je veux, il me la faut, elle m’est due, je l’aurai!…

Ses indécisions ne l’empêchaient pas de voir Chupin tous les deux ou trois jours comme elle se l’était promis, tantôt seule, le plus souvent accompagnée de tante Médie qui faisait le guet.

Le vieux maraudeur venait exactement, encore qu’il commençât à avoir plein le dos de ce métier d’espion.

– C’est que je risque gros, moi, à ce jeu-là, grognait-il. J’espérais que Jean Lacheneur irait habiter la Borderie avec sa sœur; il y serait très bien… pas du tout! Le brigand continue à vagabonder son fusil sous le bras et à coucher à la belle étoile dans les bois. Quel gibier chasse-t-il? Le père Chupin naturellement. D’un autre côté, je sais que mon scélérat d’aubergiste de là-bas a abandonné son auberge et qu’il a disparu. Où est-il? Peut-être derrière un de ces arbres, en train de choisir l’endroit de ma peau où il va planter son couteau… On ne vit pas tranquille avec deux gredins comme ceux-là après ses chausses, et les promenades surtout ne valent rien…

Ce qui irritait particulièrement le vieux maraudeur, c’est qu’après deux mois de la surveillance la plus attentive, il était arrivé à cette conviction que si Martial et Marie-Anne avaient eu des relations autrefois, tout était fini entre eux.

C’était ce dont Mme Blanche ne voulait pas convenir.

– Dites qu’ils sont plus fins que vous, père Chupin! répondait-elle.

– Fins!… et comment?… Depuis que j’épie M. Martial, il n’a pas dépassé une seule fois les fortifications de Montaignac. D’un autre côté, le facteur de Sairmeuse, adroitement interrogé par ma femme, a déclaré qu’il n’avait pas porté une seule lettre à la Borderie…

Il est sûr que sans l’espoir d’une douce et sûre retraite à Courtomieu, Chupin eût brusquement abandonné la partie…

Et même, en dépit de cette perspective, et malgré des promesses sans cesse renouvelées, dès le milieu du mois d’août, il avait presque entièrement cessé toute surveillance.

S’il venait encore aux rendez-vous, c’est qu’il avait pris la douce habitude de réclamer à chaque fois quelque argent pour ses frais.

Et quand Mme Blanche lui demandait, comme toujours, l’emploi du temps de Martial, il racontait effrontément tout ce qui lui passait par la tête.

Mme Blanche s’en aperçut. C’était au commencement de septembre. Un jour, elle l’interrompit dès les premiers mots, et le regardant fixement:

– Ou vous me trahissez, dit-elle, ou vous n’êtes qu’un imbécile… choississez. Hier, Martial et Marie-Anne se sont promenés ensemble un quart d’heure au carrefour de la Croix-d ’Arcy.

XLIV

C’était un honnête homme, ce vieux médecin de Vigano, qui avait tout quitté pour voler au secours de Marie-Anne. Son intelligence était supérieure, comme son cœur, il connaissait la vie pour avoir aimé et souffert, et il devait à l’expérience deux vertus sublimes: l’indulgence et la charité.

À un tel homme, une soirée de causerie suffisait pour pénétrer Marie-Anne. Aussi, pendant les quinze jours qu’il resta caché à la Borderie, mit-il tout en œuvre pour rassurer cette infortunée qui se confiait à lui, pour la rassurer, pour la réhabiliter en quelque sorte à ses propres yeux.

Réussit-il? Assurément il l’espéra.

Mais dès qu’il se fut éloigné, Marie-Anne, livrée aux inspirations de la solitude, ne sut plus réagir contre la tristesse qui de plus en plus l’envahissait.

Beaucoup, cependant, à sa place, eussent repris leur sérénité et même se fussent réjouies.

N’avait-elle pas réussi à dissimuler une de ces fautes qui, d’ordinaire, à la campagne surtout, ne se cèlent jamais!

Qui donc la soupçonnait, excepté peut-être l’abbé Midon? Personne, elle en était convaincue, et c’était vrai.

Chupin lui-même, son ennemi, ne se doutait de rien. Préoccupé de surveiller les démarches de Martial à Montaignac, il n’était pas venu une seule fois rôder autour de la Borderie pendant le séjour du docteur.

Donc Marie-Anne n’avait plus rien à craindre et elle avait tout à espérer.

Mais cette conviction même ne pouvait lui rendre le calme.

C’est qu’elle était de ces âmes hautes et fières, plus sensibles au murmure de la conscience qu’aux clameurs de l’opinion.

Dans le public, on lui attribuait trois amants: Chanlouineau, Martial et Maurice, on les lui avait jetés au visage, mais cette calomnie ne l’avait pas émue. Ce qui la torturait, c’était ce qu’on ne savait pas: la vérité.

Cette amère pensée: «j’ai failli», ne la quittait pas, et pareille à un ver logé au cœur d’un bon fruit, la minait sourdement et la tuait.

Et ce n’était pas tout!

L’instinct sublime de la maternité s’était éveillé en elle le soir du départ du médecin. Quand elle l’entendit s’éloigner, emportant son enfant, elle sentit au dedans d’elle-même comme un horrible déchirement. Ne le reverrait-elle donc plus, ce petit être qui lui était deux fois cher par la douleur et par les angoisses? Les larmes jaillirent de ses yeux, à cette idée que son premier sourire ne serait pas pour elle.