Ah!… sans le souvenir de Maurice, comme elle eût fièrement bravé l’opinion et gardé son enfant!…
Sa nature sincère et vaillante eût moins souffert des humiliations que de cet abandon si douloureux et du continuel mensonge de sa vie.
Mais elle avait promis: Maurice était son mari, en définitive, le maître, et la raison lui disait qu’elle devait conserver pour lui, non son honneur, hélas!… mais les apparences de l’honneur…
Enfin, et pour comble, son sang se figeait dans ses veines, quand elle pensait à son frère.
Ayant appris que Jean rôdait dans le pays, elle avait envoyé à sa recherche, et après bien des tergiversations, un soir, il se décida à paraître à la Borderie.
Rien qu’à le voir, son fusil double à l’épaule, maintenu par la bretelle, on s’expliquait les terreurs de Chupin.
Ce malheureux, dont la physionomie cauteleuse écartait les amis au temps de sa prospérité, avait en sa misère l’expression farouche du désespoir prêt à tout. Sa maigreur, son teint hâlé et tanné par les intempéries faisaient paraître plus profonds et plus noirs ses yeux où la haine flambait, furibonde, ardente, permanente…
Littéralement ses habits s’en allaient en lambeaux.
Quand il entra, Marie-Anne recula épouvantée; elle ne le reconnaissait pas; elle ne le remit qu’à la voix quand il dit:
– C’est moi, ma sœur!…
– Toi!… balbutia-t-elle, mon pauvre Jean!… toi!
Il s’examina de la tête aux pieds, et d’un air d’atroce raillerie:
– Le fait est, prononça-t-il, que je ne voudrais pas me rencontrer à la brune au coin d’un bois…
Marie-Anne frissonna. Il lui semblait sous cette phrase ironique, à travers cette moquerie de soi, deviner une menace.
– Mais aussi, mon pauvre frère, reprit-elle très vite, quelle vie est la tienne!… Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt?… Heureusement te voici!… Nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas, tu ne m’abandonneras pas, j’ai tant besoin d’affection et de protection!… Tu vas demeurer avec moi…
– C’est impossible, Marie-Anne.
– Et pourquoi, mon Dieu!
Une fugitive rougeur empourpra les pommettes saillantes de Jean Lacheneur, il parut indécis, puis prenant son parti:
– Parce que, répondit-il, j’ai le droit de disposer de ma vie, mais non de la tienne… Nous ne devons plus nous connaître. Je te renie aujourd’hui pour que tu puisses me renier un jour. Oui, je te renie, toi qui es ma seule, mon unique affection… Tes plus cruels ennemis ne t’ont jamais calomniée autant que moi…
Il s’arrêta, hésita une seconde et ajouta:
– J’ai été jusqu’à dire tout haut, dans un cabaret où il y avait bien quinze personnes, que jamais je ne mettrais les pieds dans une maison qui t’avait été donnée par Chanlouineau, parce que…
– Jean!… malheureux! tu as dit cela, toi, mon frère!…
– Je l’ai dit. Il faut qu’on nous sache mortellement brouillés, pour que jamais, quoi que je fasse, on ne vous accuse de complicité, toi ou Maurice d’Escorval.
Marie-Anne était comme pétrifiée.
– Il est fou!… murmura-t-elle.
– En ai-je véritablement l’air?…
Elle secoua la stupeur qui la paralysait, et saisissant les poignets de son frère qu’elle serrait à les briser:
– Que veux-tu faire?… répéta-t-elle. Que veux-tu donc faire?…
– Rien!… laisse-moi, tu me fais mal.
– Jean!…
– Ah! laisse-moi! fit-il en se dégageant.
Un pressentiment horrible, douloureux comme une blessure, traversa l’esprit de Marie-Anne…
Elle recula, et avec un accent prophétique:
– Prends garde, prononça-t-elle, prends bien garde, mon frère!… C’est attirer le malheur sur soi que d’empiéter sur la justice de Dieu!
Mais rien, désormais, ne pouvait émouvoir ou seulement toucher Jean Lacheneur. Il eut un éclat de rire strident, et faisant sonner de la paume de la main la batterie de son fusiclass="underline"
– Voici ma justice, à moi!… s’écria-t-il.
Accablée de douleur, Marie-Anne s’affaissa sur une chaise.
Elle reconnaissait en son frère, cette idée fixe, fatale, qui un jour s’était emparée du cerveau de leur père, à laquelle il avait tout sacrifié, famille, amis, fortune, le présent et l’avenir, l’honneur même de sa fille, qui avait fait verser des flots de sang, qui avait coûté la vie à des innocents, et qui enfin l’avait conduit lui-même à l’échafaud.
– Jean, murmura-t-elle, souviens-toi de notre père.
Le fils de Lacheneur devint livide, ses poings se crispèrent, mais il eut la force de refouler sa colère près d’éclater.
Il s’avança vers sa sœur, et froidement, d’un ton posé, qui ajoutait à l’effroyable violence de ses menaces:
– C’est parce que je me souviens du père, dit-il, que justice sera faite. Ah! les coquins n’auraient pas tant d’audace, si tous les fils avaient ma résolution. Un scélérat hésiterait à s’attaquer à un homme de bien, s’il avait à se dire: «Je puis frapper cet honnête homme, mais j’aurai ensuite à compter avec ses enfants. Ils s’acharneront après moi et après les miens, et ils nous poursuivront sans paix ni trêve, sans cesse, partout, impitoyablement. Leur haine, toujours armée et éveillée, nous escortera, nous entourera, ce sera une guerre de sauvages, implacable, sans merci. Je ne sortirai plus sans craindre un coup de fusil, je ne porterai plus une bouchée de pain à ma bouche sans redouter le poison… Et jusqu’à ce que nous ayons succombé tous, moi et les miens, nous aurons, rôdant autour de notre maison, guettant pour s’y glisser, une porte entrebâillée, la mort, le déshonneur, la ruine, l’infamie, la misère!…»
Il s’interrompit, riant d’un rire nerveux, et plus lentement encore:
– Voilà, poursuivit-il, ce que les Sairmeuse et les Courtomieu ont à attendre de moi.
Il n’y avait pas à se méprendre sur la portée des menaces de Jean Lacheneur.
Ce n’était pas là les vaines imprécations de la colère. Son air grave, son ton posé, son geste automatique, trahissaient une de ces rages froides qui durent la vie d’un homme.
Lui-même prit soin de le faire bien entendre, car il ajouta entre ses dents:
– Sans doute, les Sairmeuse et les Courtomieu sont bien haut et moi je suis bien bas; mais quand le ver blanc, qui est gros comme mon pouce, se met aux racines d’un chêne l’arbre immense meurt…
Marie-Anne ne comprenait que trop l’inanité de ses larmes et de ses prières…
Et cependant elle ne pouvait pas, elle ne devait pas laisser son frère s’éloigner ainsi.
Elle se laissa glisser à genoux, et les mains jointes, d’une voix suppliante:
– Jean, dit-elle, je t’en conjure, renonce à tes projets impies… Au nom de notre mère, reviens à toi; ce sont des crimes que tu médites!…
Il l’écrasa d’un regard plein de mépris pour ce qu’il jugeait une faiblesse indigne; mais, presqu’aussitôt, haussant les épaules:
– Laissons cela, fit-il, j’ai eu tort de te confier mes espérances… Ne me fais pas regretter d’être venu!…