C’était fini!… Le dénouement, désormais, ne dépendait plus de la volonté de Mme Blanche; quoi qu’il advînt, elle était une empoisonneuse.
Mais si elle avait la conscience très nette de son crime, l’excès de sa haine l’empêchait encore d’en comprendre l’horreur et la lâcheté.
Elle se répétait même que c’était un acte de justice qu’elle accomplissait, qu’elle ne faisait que se défendre! que la vengeance était encore bien au-dessous de l’outrage, et que rien n’était capable de payer les tortures qu’elle avait endurées…
Au bout d’un moment, pourtant, une appréhension sinistre l’agita.
Ses notions sur les effets des poisons étaient des plus incertaines. Elle s’était imaginée que Marie-Anne tomberait comme foudroyée, et qu’elle serait libre de s’enfuir après lui avoir toutefois jeté son nom pour ajouter aux angoisses de son agonie.
Et pas du tout. Le temps passait et Marie-Anne continuait à s’occuper des apprêts du souper comme si de rien n’était.
Elle avait étendu une nappe bien blanche sur la table, elle la lissait avec ses mains, elle disposait dessus un couvert…
– Comme c’est long, pensait Mme Blanche, si on allait venir!
Elle se sentait pâlir à l’idée d’être surprise. C’était miracle qu’elle ne l’eût pas été déjà, c’était un hasard prodigieux que Marie-Anne n’eût eu besoin de rien dans le cabinet de toilette…
Tout à l’heure, peu lui eût importé en somme. En renversant la tasse elle eût anéanti les preuves du crime, tandis que maintenant!…
L’effroi du châtiment, qui précède le remords, faisait battre son cœur avec une telle violence, qu’elle ne comprenait pas qu’on n’en entendît pas les battements de l’autre côté, dans la chambre.
Son épouvante redoubla quand elle vit Marie-Anne prendre la lumière, se diriger vers la porte et descendre.
Mme Blanche était seule. La pensée d’essayer de s’échapper lui vint… mais par où? mais comment, sans être vue?
– Il faut, se disait-elle avec rage, que l’étiquette ait menti!…
Hélas! non. Elle en fut bien sûre lorsque reparut Marie-Anne.
En moins de cinq minutes qu’elle était restée au rez-de-chaussée, un changement s’était opéré en elle, comme après une maladie de six mois.
Son visage affreusement décomposé était livide et tout marbré de taches violacées, ses yeux comme agrandis brillaient d’un éclat étrange, ses dents claquaient…
Elle laissa tomber plutôt qu’elle ne posa sur la table les assiettes qu’elle montait.
– Le poison!… pensa Mme Blanche, cela commence…
Marie-Anne restait debout devant la cheminée, promenant autour d’elle un regard éperdu, comme si elle eût cherché une cause visible à d’incompréhensibles douleurs. Machinalement, elle passait et repassait la main sur son front qui se couvrait d’une sueur froide et visqueuse; elle remuait ses mâchoires dans le vide et faisait claquer sa langue comme si la salive lui eût manqué; sa respiration haletait…
Puis, tout à coup, une nausée lui vint, elle chancela, porta violemment les mains à sa poitrine et s’affaissa sur un fauteuil en s’écriant:
– Oh! mon Dieu! comme je souffre!…
XLVI
Agenouillée à l’entre-bâillure de la porte, le cou tendu, toute vibrante d’anxiété, Mme Blanche épiait les effets du poison qu’elle avait versé.
Elle était si près de sa victime, qu’elle distinguait jusqu’au battement de ses tempes et que par instants il lui semblait sentir son haleine brûlante comme la flamme…
À la crise qui avait brisé Marie-Anne, une invincible prostration succédait. On l’eût crue morte, à la voir dans son fauteuil, sans le mouvement continuel de ses mâchoires, sans le râle profond et sourd qui déchirait sa gorge.
Mais bientôt un soubresaut la redressa toute frémissante, ses nerfs se crispèrent et on entendit ses dents grincer… De nouveau les nausées revinrent, puis elle fut prise de vomissements.
Et à chaque effort qu’elle faisait pour vomir, tout son corps était ébranlé et secoué des talons à la nuque, sa poitrine se soulevait à éclater, et de brusques secousses disloquaient ses épaules. Peu à peu une teinte terreuse, de même qu’une couche de bistre, s’étendait sur son visage, les marbrures de ses joues devenaient plus foncées, les yeux s’injectaient, et la sueur à grosses gouttes coulait de son front.
Ses douleurs devaient être intolérables… Elle gémissait faiblement, par moments, et d’autres fois elle poussait de véritables hurlements.
Puis, elle balbutiait des lambeaux de phrases: elle demandait à boire ou suppliait Dieu d’abréger ses tortures.
– Ah!… c’est atroce!… Je souffre trop! La mort, mon Dieu! la mort!…
Tous les gens qu’elle avait connus, elle les invoquait, criant à l’aide, d’une voix déchirante.
Elle appelait Mme d’Escorval, l’abbé Midon, Maurice, son frère, Chanlouineau, Martial!…
Martial! ce nom seul, ainsi prononcé, eût suffi pour éteindre toute pitié dans le cœur de Mme Blanche.
– Va!… pensait-elle, appelle ton amant, appelle!… Il arrivera trop tard.
Et Marie-Anne répétant encore ce nom:
– Souffre!… poursuivait Mme Blanche, toi qui as inspiré à Martial l’odieux courage de m’abandonner, moi, sa femme, moi la marquise de Sairmeuse, comme un laquais ivre n’oserait pas abandonner la dernière des créatures perdues… Meurs; et mon mari me reviendra repentant.
Non, elle n’avait pas pitié. Si elle était oppressée à ne pouvoir respirer, cela venait simplement de l’instinctive horreur qu’inspire la souffrance d’autrui, impression toute physique, qu’on décore du beau nom de sensibilité, et qui n’est qu’une manifestation du plus grossier égoïsme.
Et cependant Marie-Anne allait s’affaiblissant à vue d’œil.
Les spasmes devenaient moins fréquents, les périodes de rémission de plus en plus longues; les nausées faisaient encore haleter ses flancs, mais elle ne vomissait plus, et après chaque crise l’anéantissement augmentait, pareil à une syncope.
Bientôt elle n’eut même plus la force de se plaindre, ses yeux s’éteignirent, et après un grand effort qui amena à ses lèvres une bave sanglante, sa tête se renversa en arrière et elle ne bougea plus.
– Serait-ce fini! murmura Mme Blanche.
Elle se releva, mais ses jambes tremblaient et la soutenaient à peine; elle fut obligée de s’accoter contre la cloison.
Le cœur était resté ferme, implacable; la chair défaillait.
C’est que jamais son imagination n’avait pu concevoir un spectacle tel que celui qu’elle venait de voir.
Elle savait que le poison donne la mort; elle ne soupçonnait pas ce qu’est l’agonie du poison.
Maintenant elle ne songeait plus à augmenter les angoisses de Marie-Anne, en lui jetant son nom comme une suprême vengeance… Elle ne songeait qu’à se retirer sans être aperçue de sa victime.
Fuir, s’éloigner bien vite, quitter cette maison, dont les planchers lui brûlaient les pieds, elle ne voulait que cela.
Toutes ses idées vacillaient, une sensation étrange, mystérieuse, inexplicable l’envahissait; ce n’était pas encore l’effroi, c’était la stupeur qui suit le crime, l’hébètement du meurtre…