Cependant elle se contraignit à attendre quelques minutes, et enfin, voyant que Marie-Anne demeurait toujours immobile, les paupières closes, elle se hasarda à ouvrir doucement la porte du cabinet et elle s’avança dans la chambre.
Elle n’y avait pas fait trois pas que Marie-Anne tout à coup, brusquement, comme si elle eût été galvanisée par une commotion électrique, se dressa tout d’une pièce, les bras en croix pour barrer le passage.
Le mouvement fut si terrible, que Mme Blanche recula jusqu’à une des fenêtres.
– La marquise de Sairmeuse!… balbutia Marie-Anne, Blanche… ici.
Et s’expliquant ses souffrances par la présence de cette jeune femme qui avait été son amie, elle s’écria:
– Empoisonneuse!…
Mais Mme Blanche avait un de ces caractères de fer que les événements brisent et ne font pas ployer.
Pour rien au monde, puisqu’elle était découverte, elle n’eût consenti à nier.
Elle s’avança résolument, et d’une voix ferme:
– Eh bien, oui!… dit-elle; c’est moi qui prends ma revanche.
Et tutoyant, comme autrefois, son ancienne amie:
– Penses-tu donc que je n’ai pas souffert le soir où tu as envoyé ton frère m’arracher mon mari, que je n’ai plus revu!…
– Votre mari!… moi… Je ne vous comprends pas.
– Oserais-tu donc soutenir que tu n’es pas la maîtresse de Martial…
– Le marquis de Sairmeuse!… je l’ai revu hier pour la première fois, depuis l’évasion du baron d’Escorval…
L’effort qu’elle avait fait pour se dresser, pour se tenir debout, pour parler, l’avait épuisée; elle retomba sur le fauteuil.
Mais Mme Blanche devait être impitoyable.
– Vraiment!… fit-elle, tu n’as pas revu Martial… Dis-moi donc alors qui t’a donné ces beaux meubles, ces tentures de soie, ces tapis, tout ce luxe qui t’entoure?…
– Chanlouineau.
Mme Blanche haussa les épaules.
– Soit, fit-elle avec un sourire ironique; mais est-ce aussi Chanlouineau que tu attends ce soir?… Est-ce pour Chanlouineau que tu as mis chauffer ces pantoufles brodées et que tu dressais la table?… Est-ce Chanlouineau qui t’a envoyé des vêtements par un paysan nommé Poignot?… Tu vois bien que je sais tout…
Et comme sa victime se taisait:
– Qui donc attends-tu? insista-t-elle; voyons, réponds!…
– Je ne puis…
– Tu vois donc bien, malheureuse, que c’est ton amant, mon mari, Martial!…
Marie-Anne réfléchissait autant que le lui permettaient ses souffrances intolérables et le trouble de son intelligence.
Pouvait-elle dire quels hôtes elle attendait?…
Nommer le baron d’Escorval à Mme Blanche, n’était-ce pas le perdre, le livrer!… On espérait sa grâce, un sauf-conduit, la révision de son jugement; il n’en était pas moins sous le coup d’une condamnation à mort, exécutoire dans les vingt-quatre heures…
– Ainsi, c’est bien décidé, insista Mme Blanche, tu refuses de me dire qui doit venir ici, dans une heure, à minuit!…
– Je refuse.
Mais une idée était venue à Marie-Anne.
Bien que le moindre mouvement lui causât une douleur aiguë, elle eut assez d’énergie pour dégrafer sa robe, et déchirant son corset, elle en retira un papier plié menu.
– Je ne suis pas la maîtresse du marquis de Sairmeuse, prononça-t-elle d’une voix défaillante, je suis la femme de Maurice d’Escorval; en voici la preuve, lisez…
Mme Blanche n’eut pas plus tôt lu que ses traits subitement se décomposèrent; elle devint pâle autant que sa victime, sa vue se troublait, les oreilles lui tintaient, elle se sentait trempée d’une sueur froide.
Ce papier, c’était le certificat du mariage religieux de Maurice et de Marie-Anne, signé par le curé de Vigano, par le vieux médecin et par le caporal Bavois, daté et scellé du sceau de la paroisse…
La preuve était indiscutable.
Une lueur foudroyante se fit dans l’esprit de Mme Blanche.
Elle avait commis un crime inutile, elle venait d’assassiner une innocente…
Le premier bon mouvement de sa vie fit battre son cœur plus vite, elle ne calcula rien, elle oublia à quels périls elle s’exposait, et d’une voix vibrante:
– À moi!… s’écria-t-elle, à l’aide!… au secours!…
Onze heures sonnaient, tout dormait; la ferme la plus voisine de la Borderie en était distante d’un quart de lieue.
La voix de Mme Blanche devait se perdre dans l’immense solitude de la nuit.
En bas, dans le jardin, tante Médie entendait sans doute, mais elle se fût laissée hacher en morceaux plutôt que d’entrer.
Et cependant, il se trouva quelqu’un pour recueillir ces cris de détresse.
Moins éperdues de douleur et d’épouvante, les deux jeunes femmes eussent remarqué le bruit de l’escalier, craquant sous le poids d’un homme qui montait à pas muets…
Ce n’était pas un sauveur, car il ne se montra pas.
Mais fût-on venu aux appels désespérés de Mme Blanche, il était trop tard.
Marie-Anne comprenait bien qu’il n’était plus d’espoir pour elle, et que c’était le froid de la mort qui peu à peu gagnait son cœur. Elle sentait que la vie lui échappait.
Aussi, quand Mme Blanche parut prête à s’élancer dehors pour courir chercher des secours, elle la retint d’un geste doux, et d’une voix éteinte:
– Blanche!… murmura-t-elle.
L’empoisonneuse s’arrêta.
– N’appelle plus, poursuivit Marie-Anne, reprenant, elle aussi, le tutoiement d’autrefois, à quoi bon! Reste, tiens-toi tranquille, que du moins je puisse finir en paix… va, ce ne sera pas long!…
– Tais-toi! ne parle pas ainsi! Il ne faut pas, je ne veux pas que tu meures!… Si tu mourais, grand Dieu!… quelle serait ma vie, après!
Marie-Anne ne répondit pas… Le poison poursuivait son œuvre de dissolution. Sa respiration sifflait dans sa gorge enflammée; sa langue, lorsqu’elle la remuait, lui causait dans la bouche l’affreuse sensation d’un fer rouge; ses lèvres se tuméfiaient, et ses mains paralysées, inertes, n’obéissaient plus à sa volonté.
Mais l’horreur même de la situation rendit à Mme Blanche une lueur de raison.
– Rien n’est perdu, s’écria-t-elle. C’est dans cette grande boîte-là, sur la table, que j’ai trouvé, que j’ai pris, – elle n’osa pas prononcer le mot: poison, – la poudre que j’ai versée dans la tasse. Tu sais quelle est cette poudre, tu dois connaître le remède…
Marie-Anne secoua tristement la tête.
– Rien ne peut plus me sauver, murmura-t-elle d’une voix à peine distincte, et entrecoupée de hoquets sinistres; mais je ne me plains pas. Qui sait de quelles chutes la mort me préserve peut-être. Je ne regrette pas la vie. J’ai tant souffert depuis un an, j’ai subi tant d’humiliations, j’ai tant pleuré… La fatalité était sur moi!…
Elle eut, en ce moment, cet éclair de seconde vue qui illumine les agonisants. Le sens des événements éclata. Elle comprit qu’elle-même avait fait sa destinée, et qu’en acceptant le rôle de perfidie et de mensonge composé par son père, elle avait rendu possibles et comme préparé les mensonges, les perfidies, les crimes, les erreurs et les trompeuses apparences dont enfin elle était victime.