Sa parole allait s’éteignant comme celle d’une personne qui s’assoupit, ses atroces douleurs faisaient trêve, tout s’apaisait en elle après tant d’agitations; elle s’endormait, pour ainsi dire, dans les bras de la mort…
Elle s’abandonnait, quand une pensée jaillit de ses ténèbres, si terrible qu’elle lui arracha un cri:
– Mon enfant!…
Rassemblant en un effort surhumain tout ce que le poison lui laissait de volonté, d’énergie et de forces, elle s’était redressée sur son fauteuil, le visage contracté par une indicible angoisse…
– Blanche!… prononça-t-elle d’un accent bref dont on l’eût crue incapable, écoute-moi: c’est le secret de ma vie qu’il faut que je te dise… personne ne le soupçonne… J’ai un fils de Maurice… Hélas! voici des mois que Maurice a disparu… S’il était mort, que deviendrait notre fils!… Blanche, tu vas me jurer, toi qui me tues, que tu me remplaceras près de mon enfant…
Mme Blanche était comme frappée de vertige.
– Je jure!… dit-elle, je jure!…
– Eh bien! à ce prix, mais à ce prix seulement, je te pardonne! Mais prends garde! N’oublie pas que tu as juré!… Blanche, Dieu permet parfois que les morts se vengent!… Tu as juré, souviens-toi! Mon fantôme ne t’accordera le sommeil qu’après que tu auras tenu ton serment.
– Je me souviendrai, balbutia Mme Blanche, je me souviendrai. Mais… ton enfant…
– Ah!… j’ai eu peur… Lâche créature que je suis, j’ai reculé devant la honte… puis, Maurice commandait… Je me suis séparée de mon enfant… ta jalousie et ma mort sont le châtiment… Pauvre être… je l’ai livré à des étrangers… Malheureuse que je suis… malheureuse… Ah! c’est trop souffrir… Blanche, souviens-toi!…
Elle bégaya quelques mots encore, mais indistincts, incompréhensibles…
Mme Blanche, hors de soi, eut la force de lui prendre le bras, et de le secouer…
– À qui as-tu confié ton enfant, répéta-t-elle, à qui?… où?… Marie-Anne… un mot encore, un seul, un nom, Marie-Anne!
Les lèvres de l’infortunée s’agitèrent, mais sa gorge ne rendit qu’un râle sourd…
Elle s’était affaissée sur son fauteuil; une convulsion suprême la tordit comme un lien de fagot; elle glissa sur le tapis et tomba tout de son long, sur le dos…
Marie-Anne était morte… morte sans avoir pu prononcer le nom du vieux médecin de Vigano…
Elle était morte, et l’empoisonneuse terrifiée demeurait au milieu de la chambre, livide et plus raide qu’une statue, l’œil démesurément agrandi, le front moite d’une sueur glacée…
Toutes ses pensées tourbillonnaient comme des feuilles au souffle furieux de l’ouragan; il lui semblait que la folie – une folie comme celle de son père – envahissait son cerveau. Elle oubliait tout, elle s’oubliait elle-même, elle ne se rappelait plus qu’un hôte devait arriver à minuit, que l’heure volait, qu’elle allait être surprise si elle ne fuyait pas.
Mais l’homme qui était venu quand elle avait crié au secours, veillait sur elle. Quand il vit que Marie-Anne avait rendu le dernier soupir, il fit un peu de bruit contre la porte et allongea sa figure grimaçante.
– Chupin!… balbutia Mme Blanche, rappelée au sentiment de la réalité.
– En personne naturelle, répondit le vieux maraudeur. C’est une fière chance que vous avez!… Eh! eh!… ça vous a trifouillé l’estomac, toute cette affaire… Bast! ça passera. Mais il s’agit de ne pas moisir ici, on peut venir… Allons, arrivez!…
Machinalement, l’empoisonneuse avança, mais le cadavre de Marie-Anne était en travers de la porte, barrant le passage; pour sortir, il fallait le franchir, elle n’eut pas ce courage et recula toute chancelante…
– Hein!… qu’est-ce, fit Chupin, vous êtes incommodée…
Et comme il n’avait pas ces scrupules, il enjamba le corps, enleva Mme Blanche comme un enfant et l’emporta…
Le vieux maraudeur était tout en joie. L’avenir ne l’inquiétait plus, maintenant que Mme Blanche était rivée à lui, par cette chaîne plus solide que celle des forçats, la complicité d’un crime.
Il se sentait sur la planche, ainsi qu’il se le disait, une vie de seigneur, des années de bombances et de ribotes. Les remords de sa délation, si terribles au commencement, ne le troublaient plus guère. Il se voyait nourri, logé, renté, vêtu, bien gardé surtout par une armée de domestiques.
Cependant, Mme Blanche, qui s’était trouvée mal, fut ranimée par le grand air.
– Je veux marcher, dit-elle.
Chupin la déposa à terre, à vingt pas de la maison. Alors, elle se souvint.
– Et tante Médie!… s’écria-t-elle.
La parente pauvre était là; pareille à ces chiens que leurs maîtres laissent à la porte des maisons où ils entrent, elle avait vu sortir sa nièce, portée par le vieux maraudeur, et instinctivement elle avait suivi.
– Il ne s’agit pas de causer, dit Chupin aux deux femmes, rentrez, je vais vous conduire.
Et prenant le bras de Mme Blanche, il se dirigea du côté du «bocage.»
– Ah! Marie-Anne avait un enfant, disait-il tout en hâtant le pas. Elle qui faisait tant sa Sainte-n’y-touche. Mais où diable a-t-elle mis le petit en nourrice?…
– Je chercherai…
– Hum!… c’est facile à dire…
Un rire strident, qui retentit dans l’obscurité, l’interrompit. Il lâcha le bras de Mme Blanche et tomba en garde…
Précaution vaine. Un homme caché derrière un tronc d’arbre bondit jusqu’à lui, et par quatre fois le frappa d’un couteau, en criant:
– Bonne Sainte Vierge, voilà mon vœu rempli! Je ne mangerai plus avec mes doigts.
– L’aubergiste!… murmura le traître en s’affaissant.
Pour une fois tante Médie eut de l’énergie.
– Viens! dit-elle, folle de peur, en entraînant sa nièce, viens, il est mort!
Pas tout à fait, car le traître eut la force de se traîner jusqu’à sa maison et d’y frapper.
Sa femme et son fils cadet dormaient. Son fils aîné qui rentrait du cabaret vint lui ouvrir.
Voyant son père à terre, ce garçon le crut ivre et voulut le relever; le vieux maraudeur le repoussa.
– Laisse-moi, dit-il, mon compte est réglé; écoute-moi plutôt… La fille à Lacheneur vient d’être empoisonnée par Mme Blanche… C’est pour t’apprendre ça que je suis venu crever ici… Ça vaut une fortune, mon gars… si tu n’es pas une bête…
Et il expira, sans avoir pu dire aux siens où il avait enfoui le prix du sang de Lacheneur.
XLVII
De tous les gens qui avaient été témoins de l’épouvantable chute du baron d’Escorval, l’abbé Midon avait été le seul à ne pas désespérer…
Il n’était pas médecin, de par le diplôme; mais il avait en sa vie, toute de dévouement, raccommodé tant de bras et «rebouté» tant de jambes, que les blessures, ainsi qu’il le disait, le connaissaient.