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Ce que plus d’un savant docteur n’eût pas osé, il l’osa.

Il était prêtre, il avait la foi, il se souvint de la réponse sublime de modestie d’Ambroise Paré: «Je le pansai, Dieu le guérit.»

Le baron devait être guéri.

Après six mois passés à la ferme du père Poignot, M. d’Escorval se levait et s’essayait à marcher en s’aidant de béquilles.

C’est alors, surtout, qu’il souffrit du défaut d’espace, dans le grenier où la prudence le confinait, et c’est avec un véritable transport de joie qu’il accueillit l’idée de se réfugier à la Borderie, près de Marie-Anne.

Le jour du départ fixé, c’est avec l’impatience d’un écolier attendant les vacances qu’il compta pour ainsi dire les minutes. Il y a toujours de l’enfant, chez le convalescent qui se reprend à aimer la vie.

– J’étouffe, ici, répétait-il à sa femme, j’étouffe!… Comme le temps est long!… Quand donc arrivera le jour béni!…

Il arriva. Dès le matin, tous les objets que les proscrits avaient réussi à se procurer, pendant leur séjour à la ferme, furent réunis et empaquetés. Enfin, la nuit venue, le fils Poignot commença le déménagement.

– Tout est à la Borderie, dit ce brave garçon, au retour de son dernier voyage, Mlle Lacheneur ne demande à M. le baron qu’un bon appétit.

– Et j’en aurai, morbleu! répondit gaiement le baron. Nous en aurons tous!…

Dans la cour de la ferme, le père Poignot attelait lui-même son meilleur cheval à la charrette qui devait transporter M. d’Escorval.

Le brave homme était tout triste du départ de ces hôtes pour lesquels il s’était exposé à de si grands périls. Il sentait qu’ils lui manqueraient, qu’il trouverait la maison vide, qu’il regretterait peut-être jusqu’à ses soucis.

Il ne voulut laisser à personne le soin de disposer bien commodément dans la charrette un bon matelas.

– Allons!… voilà qu’il est temps de partir!… soupira-t-il quand il eut terminé.

Et lentement, il gravit l’étroit escalier du petit grenier.

M. d’Escorval n’avait pas prévu ce moment.

À la vue de l’honnête fermier qui s’avançait, rouge d’émotion, pour lui faire ses adieux, il oublia tout le bien-être qu’il se promettait à la Borderie, pour ne se souvenir que de la loyale et courageuse hospitalité de cette maison qu’il allait quitter. Son cœur se serra, et une larme roula dans ses yeux.

– Vous m’avez rendu un de ces services dont on ne s’acquitte pas, père Poignot, prononça-t-il, avec une gravité solennelle, vous m’avez sauvé la vie…

– Oh! ne parlons pas de ça, monsieur le baron. À ma place, vous eussiez fait comme moi, n’est-ce pas, ni plus ni moins…

– Soit!… je ne vous dirai même pas merci. J’espère maintenant vivre assez pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat.

L’escalier était si raide et si étroit qu’on eut toutes les peines du monde à descendre le baron. On l’étendit sur le matelas, et en cas de fâcheuse rencontre, on étendit sur lui quelques brassées de paille qui le cachaient entièrement…

– Adieu donc!… dit le vieux fermier, ou plutôt au revoir, monsieur le baron, madame la baronne, et vous aussi monsieur le curé…

Puis, quand la dernière poignée de main eut été échangée:

– Y sommes-nous? demanda le fils Poignot.

– Oui, répondit le baron.

– Alors en route!… hue! le gris!…

La charrette roula, conduite avec les plus extrêmes précautions par le jeune paysan, à qui son père avait bien recommandé d’éviter les cahots.

À une vingtaine de pas en arrière, marchait Mme d’Escorval donnant le bras à l’abbé Midon.

La nuit était noire, mais eût-il fait grand jour, l’ancien curé de Sairmeuse pouvait, sans courir le risque d’être reconnu, défier l’œil de tous ses paroissiens.

Il avait laisse croître ses cheveux et sa barbe, sa tonsure avait depuis longtemps disparu, et le manque d’exercice avait épaissi sa taille. Il était vêtu comme tous les paysans aisés des environs, d’une veste et d’un pantalon de ratine, et il était coiffé d’un immense chapeau de feutre qui lui tombait jusque sur le nez.

Il y avait bien des mois qu’il ne s’était senti l’esprit si libre. Les obstacles qui lui avaient paru le plus insurmontables ne s’aplanissaient-ils pas comme d’eux-mêmes?

Il se représentait dans un avenir prochain le baron rétabli, déclaré innocent par des juges impartiaux, reprenant son ancienne existence à Escorval. Il se voyait lui-même, comme autrefois, dans son presbytère de Sairmeuse…

Seul, le souvenir de Maurice troublait cette sécurité. Comment ne donnait-il pas signe de vie?…

– Mais s’il lui était arrivé malheur, nous le saurions, pensait le prêtre; il a avec lui un brave homme, ce vieux soldat, qui braverait tout pour venir nous prévenir…

Ces pensées le préoccupaient tellement qu’il ne s’apercevait pas que Mme d’Escorval s’appuyait de plus en plus lourdement à son bras.

– J’ai honte de l’avouer, dit-elle enfin; mais je n’en puis plus, il y a si longtemps que je ne suis sortie, que j’ai comme désappris de marcher…

– Heureusement, nous approchons, madame, répondit l’abbé.

Bientôt, en effet, le fils Poignot arrêta sa charrette sur la grande route, devant le petit sentier qui conduit à la Borderie.

– Voilà le voyage fini!… dit-il au baron.

Et aussitôt, il donna un coup de sifflet, comme il l’avait fait quelques heures plus tôt, pour avertir de son arrivée.

Personne ne paraissant, il siffla de nouveau, plus fort, puis de toutes ses forces… rien encore.

Mme d’Escorval et l’abbé Midon le rejoignaient à ce moment.

– C’est singulier, leur dit-il, que Marie-Anne ne m’entende pas… Nous ne pouvons descendre M. le baron sans l’avoir vue, et elle le sait bien… Si je courais l’avertir?

– Elle se sera endormie, répondit l’abbé, veillez sur votre cheval, mon garçon, je vais aller la réveiller…

Il quitta le bras de Mme d’Escorval sur ces mots, et gagna le sentier.

Certes, il n’avait pas l’ombre d’une inquiétude. Tout était calme et silence autour de la Borderie; une lumière brillait aux fenêtres du premier étage.

Cependant, lorsqu’il vit la porte ouverte, un pressentiment vague tressaillit en lui.

– Qu’est-ce que cela veut dire? pensa-t-il.

Au rez-de-chaussée il n’y avait pas de lumière, et l’abbé qui ne connaissait pas les êtres de la maison, fut obligé de chercher l’escalier à tâtons.

Enfin, il le trouva et monta…

Mais sur le seuil de la chambre, il s’arrêta, pétrifié par l’horreur du spectacle qui s’offrit à lui…

La pauvre Marie-Anne gisait à terre, étendue sur le dos… Ses yeux, grands ouverts, étaient comme noyés dans un liquide blanchâtre; sa langue noire et tuméfiée, sortait à demi de sa bouche.

– Morte!… balbutia le prêtre. Morte!…

Cependant, elle pouvait ne l’être pas… Il se roidit contre sa défaillance, et se penchant vers la malheureuse, il lui prit la main. Cette main était glacée et le bras avait la rigidité d’une barre de fer.