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C’était plus d’indications qu’il n’en fallait pour éclairer l’expérience de l’abbé Midon.

– Empoisonnée!… murmura-t-il, avec de l’arsenic…

Il s’était relevé, perdu de stupeur, et son regard errait autour de la chambre, quand il aperçut son coffre de médicaments ouvert sur une table.

Vivement il s’avança, prit sans hésiter un flacon, le déboucha et le retourna dans le creux de sa main… il était vide.

– Je ne m’étais pas trompé! fit-il.

Mais il n’avait pas de temps à perdre en conjectures.

L’important, avant tout, était de décider le baron à retourner à la ferme, sans pourtant lui apprendre un malheur qui l’eût fortement impressionné.

Imaginer un prétexte était assez facile.

Faisant sur soi-même un violent effort, le prêtre recouvra presque les apparences du sang-froid, et courant à la route, il expliqua au baron que le séjour de la Borderie était devenu impossible, qu’on avait vu rôder des hommes suspects, qu’on devait être plus prudent que jamais, maintenant qu’on connaissait les bonnes intentions de Martial de Sairmeuse…

Non sans résistance, le baron céda.

– Vous le voulez, curé, soupira-t-il, j’obéis… Allons, Poignot, mon garçon, ramène-moi chez ton père…

Mme d’Escorval était montée sur la charrette près de son mari, le prêtre les regarda s’éloigner, et lorsqu’il n’entendit plus le bruit des roues il regagna la Borderie…

Il atteignait le corridor, quand des gémissements qu’il entendit, et qui partaient de la chambre de la morte, firent affluer tout son sang à son cœur… Il avança rapidement.

Près du corps de Marie-Anne, un homme agenouillé pleurait.

C’était un tout jeune homme, vêtu de haillons, et l’expression de son visage, son attitude, ses sanglots, trahissaient un immense désespoir.

Même, sa douleur profonde absorbait si complètement toutes les facultés de son âme, qu’il ne s’aperçut ni de l’arrivée ni de la présence de l’abbé Midon.

Qui était ce malheureux, qui avait osé s’introduire ainsi dans la maison?

Après un premier moment de stupeur, l’abbé le devina plutôt qu’il ne le reconnut.

– Jean!… cria-t-il d’une voix forte et à deux reprises, Jean Lacheneur!…

D’un bond, le jeune homme fut debout, pâle, menaçant; la flamme de la colère séchait les larmes dans ses yeux.

– Qui êtes-vous? demanda-t-il d’un ton terrible, que faites-vous ici?… Que me voulez-vous?…

Sous ses habits de paysan, avec sa longue barbe, l’ancien curé de Sairmeuse était à ce point méconnaissable qu’il fut obligé de se nommer.

Mais, dès qu’il eut prononcé son nom, Jean eut un cri de joie.

– C’est le bon Dieu qui vous envoie, monsieur l’abbé, s’écria-t-il… Marie-Anne ne peut pas être morte!… Vous allez la sauver, vous qui en avez sauvé tant d’autres…

À un geste du prêtre qui lui montrait le ciel, il s’arrêta, devenant plus blême encore. Il comprenait qu’il n’était plus d’espérance.

– Allons!… reprit-il avec un accent d’affreux découragement, la destinée ne s’est pas lassée… Je veillais sur Marie-Anne, cependant, dans l’ombre, de loin… Et ce soir, je venais lui dire: «Défie-toi, sœur, prends garde!…»

– Quoi! vous saviez…

– Je savais qu’elle était en grand danger, oui, monsieur l’abbé… Il y a de cela une heure, je soupais, dans un cabaret de Sairmeuse, quand le gars à Grollet est entré. «Te voilà, Jean? me dit-il; je viens de voir le père Chupin en embuscade près de la maison à la Marie-Anne; quand il m’a aperçu, le vieux gueux, il a filé.» Aussitôt, j’ai ressenti comme un coup terrible. Je suis sorti comme un fou, je suis venu ici en courant de toutes mes forces… Mais quand la fatalité est sur un homme, vous savez! Je suis arrivé trop tard.

L’abbé Midon réfléchissait.

– Ainsi, fit-il, vous supposez que c’est Chupin…

– Je ne suppose pas, monsieur le curé, j’affirme que c’est lui, le misérable traître, qui a commis cet abominable forfait.

– Encore faudrait-il qu’il y eût eu un intérêt quelconque…

Jean eut un de ces éclats de rire stridents qui sont peut-être l’expression la plus saisissante du désespoir.

– Soyez tranquille, monsieur le curé, interrompit-il, le sang de la fille lui sera payé et plus cher, sans doute, que le sang du père. Chupin a été le vil instrument du crime, mais ce n’est pas lui qui l’a conçu. C’est plus haut qu’il faut chercher le vrai coupable, bien plus haut, dans le plus beau château du pays, au milieu d’une armée de valets, à Sairmeuse enfin!…

– Malheureux, que voulez-vous dire!…

– Ce que je dis!

Et froidement il ajouta:

– L’assassin est Martial de Sairmeuse.

Le prêtre recula, véritablement effrayé des regards de ce malheureux jeune homme.

– Vous devenez fou!… dit-il sévèrement.

Mais Jean hocha gravement la tête.

– Si je vous parais tel, monsieur l’abbé, répondit-il, c’est que vous ignorez la passion furieuse de Martial pour Marie-Anne… Il en voulait faire sa maîtresse… Elle a eu l’audace de refuser cet honneur, c’est un crime qu’on châtie, cela… Le jour où il a été prouvé à M. le marquis de Sairmeuse que jamais la fille de Lacheneur ne serait à lui, il l’a fait empoisonner pour qu’elle ne fut pas à un autre…

Tout ce qu’on eût dit à Jean en ce moment, pour lui démontrer la folie de ses accusations, eût été inutile; des preuves ne l’eussent pas convaincu; il eût fermé les yeux à l’évidence. Il voulait que cela fût ainsi, parce que sa haine s’en arrangeait…

– Demain, pensait l’abbé, quand il sera plus calme, je le raisonnerai…

Et comme Jean se taisait:

– Nous ne pouvons, dit-il, laisser ainsi à terre le corps de cette infortunée, aidez-moi, nous allons le placer sur le lit.

Jean tressaillit de la tête aux pieds, et durant dix secondes hésita.

– Soit!… dit-il enfin…

Personne jamais n’avait couché dans ce lit que le pauvre Chanlouineau, au temps des illusions de son amour, avait destiné à Marie-Anne.

– Il sera pour elle, disait-il, ou il ne sera pour personne.

Et ce fût elle, en effet, qui y coucha la première, mais morte.

La douloureuse et pénible tâche remplie, Jean se laissa tomber dans le grand fauteuil où avait expiré Marie-Anne, et la tête entre les mains, les coudes aux genoux, il demeura silencieux, aussi immobile que ces statues de la douleur qu’on place sur les tombeaux.

L’abbé Midon, lui, s’était mis à genoux à la tête du lit, et il récitait les prières des morts, demandant à Dieu paix et miséricorde au ciel pour celle qui avait tant souffert sur la terre…

Mais il ne priait que des lèvres… Sa pensée, en dépit de sa volonté et de ses efforts d’attention, lui échappait.

Il se demandait comment était morte Marie-Anne…

Etait-ce un crime?… Etait-ce un suicide?

Car l’idée du suicide lui vint. Mais il ne pouvait l’admettre, lui qui jadis avait surpris le secret de la grossesse de cette infortunée, et qui savait qu’elle était mère, bien qu’il ne sût pas ce qu’était devenu son enfant.