Martial était à Vienne à ce moment, par bonheur, car le lendemain un inspecteur de la Préfecture se présenta à l’hôtel…
Et Mme Blanche subit cette atroce humiliation de confesser que c’était elle, en effet, qui avait remis une grosse somme à cet homme, dont elle avait connu la famille, ajoutait-elle, et qui lui avait rendu des services autrefois…
Souvent le misérable avait des lubies.
Il déclarait, par exemple, que se présenter sans cesse à l’hôtel de Sairmeuse lui répugnait, que les domestiques le traitaient comme un mendiant et que cela l’humiliait; bref, qu’il écrirait désormais…
Et le lendemain, en effet, il écrivait à Mme Blanche:
«Apportez-moi telle somme, à telle heure, à tel endroit.»
Et elle, la fière duchesse de Sairmeuse, elle était toujours exacte au rendez-vous.
Puis, c’était sans cesse quelque invention nouvelle, comme s’il eût trouvé une jouissance extraordinaire à constater continuellement son pouvoir et à en abuser. C’était à le croire, tant il y déployait de science, de méchanceté et de raffinements cruels.
Il avait rencontré, Dieu sait où une certaine Aspasie Clapard, il s’en était épris, et bien qu’elle fût plus vieille que lui, il avait voulu l’épouser. Mme Blanche avait payé la noce…
Une autre fois, il voulut s’établir, résolu, disait-il, à vivre de son travail. Il acheta un fonds de marchand de vin que la duchesse paya et qui fut bu en un rien de temps.
Il eut un enfant, et Mme de Sairmeuse dut payer le baptême comme elle avait payé la noce, trop heureuse que Chupin n’exigeât pas qu’elle fût marraine du petit Polyte. Il avait eu un moment cette idée…
À deux reprises, Mme Blanche fut obligée d’accompagner à Vienne et à Londres, son mari, chargé d’importantes missions diplomatiques. Elle resta près de trois ans à l’étranger…
Eh bien! pendant tout ce temps, elle reçut chaque semaine une lettre, au moins, de Chupin…
Ah! que de fois elle envia le sort de sa victime! Qu’était, comparée à sa vie, la mort de Marie-Anne!…
Elle souffrait depuis autant d’années bientôt que Marie-Anne avait souffert de minutes, et elle se disait que les tortures du poison ne devaient pas être bien plus intolérables que ses angoisses…
LIII
Comment Martial ne s’aperçut-il, ne se douta-t-il même jamais de rien?
La réflexion explique ce fait, extraordinaire en apparence, naturel en réalité.
Le chef d’une famille, qu’il habite une mansarde ou un palais, est toujours le dernier à apprendre ce qui se passe chez lui. Ce que tout le monde sait, il l’ignore. Souvent le feu est à la maison, que le maître dort en pleine sécurité. Il faut, pour l’éveiller, l’explosion, l’écroulement, la catastrophe.
L’existence adoptée par Martial était d’ailleurs bien faite pour empêcher la vérité d’arriver jusqu’à lui.
La première année de son mariage n’était pas révolue, que déjà il avait comme rompu avec sa femme.
Il restait parfait pour elle, plein de déférences et d’attentions, mais ils n’avaient plus rien de commun que le nom et certains intérêts.
Ils vivaient chacun de son côté, ne se retrouvant qu’au dîner, ou lors des fêtes qu’ils donnaient et qui étaient des plus brillantes de Paris.
La duchesse avait ses appartements à elle, ses gens, ses voitures, ses chevaux, son service à elle.
À vingt-cinq ans, Martial, le dernier descendant de cette grande maison de Sairmeuse, que la destinée avait accablé de ses faveurs, qui avait pour lui la jeunesse et la richesse, un des huit ou dix beaux noms de France et une intelligence supérieure, Martial succombait sous le poids d’un incurable ennui.
La mort de Marie-Anne avait tari en lui toutes sources de la sensibilité. Et voyant sa vie vide de bonheur, il essayait de l’emplir de bruit et d’agitations. Lui, le sceptique par excellence, il recherchait les émotions du pouvoir. Il s’était jeté dans la politique comme un vieux lord blasé se met au jeu.
Il est juste de dire aussi que Mme Blanche sut rester supérieure aux événements et jouer avec une héroïque constance la comédie du bonheur.
Les plus atroces souffrances n’effacèrent jamais de sa physionomie cette hauteur sereine, qui annonce le contentement de soi et le dédain d’autrui, et qui est la plus saisissante expression de l’orgueil.
Devenue en peu de temps une de ces reines que Paris adopte, c’est avec une sorte de frénésie qu’elle se ruait au plaisir. Cherchait-elle à s’étourdir? Espérait-elle que l’excès de la fatigue anéantirait la pensée?
À tante Médie seule, et encore à de rares intervalles, Mme Blanche laissa voir le fond de son âme.
– Je suis, répétait-elle, comme un condamné qu’on aurait lié sur l’échafaud, et qu’on aurait abandonné en lui disant: Vis jusqu’à ce que le couperet tombe de lui-même.
Et en effet, que fallait-il pour que le couperet tombât, c’est-à-dire pour que Martial découvrît tout? une circonstance fortuite, un mot, un rien, un caprice du hasard… elle n’osait dire un arrêt de la Providence.
C’était bien là, en effet, dans toute son horreur, la situation de cette belle et noble duchesse de Sairmeuse, tant enviée et tant adulée. «Elle a tous les bonheurs,» disait-on. Et elle, cependant, se sentait glisser peu à peu tout au fond d’abîmes indéfinissables.
Pareille au matelot désespérément accroché à une épave, elle interrogeait l’horizon d’un œil éperdu, et elle n’apercevait que tempêtes et désastres.
Les années, pourtant, devaient lui amener quelques allégements.
Il arriva une fois que Chupin resta six semaines sans donner de ses nouvelles. Un mois et demi!… Qu’était-il devenu? Ce silence semblait à Mme Blanche menaçant comme le calme qui précède l’orage.
Un journal lui donna le mot de l’énigme.
Chupin était en prison.
Le misérable, un soir qu’il avait bu plus que de coutume, s’était pris de querelle avec son frère, et l’avait assommé à coups de barre de fer.
Le sang de Lacheneur vendu par le vieux braconnier, retombait sur la tête de ses enfants.
Traduit en cour d’assises, Chupin fut condamné à vingt ans de travaux forcés et envoyé à Brest.
Cette condamnation ne devait pas rendre la paix à Mme Blanche. Le meurtrier lui avait écrit de sa prison de Paris, dès qu’il n’avait plus été au secret; il lui écrivait du bagne.
Mais il n’envoyait pas ses lettres par la poste. Il les confiait à des camarades qui avaient fait leur temps, qui se présentaient à l’hôtel de Sairmeuse et qui demandaient à parler à Mme la duchesse.
Et elle les recevait. Ils lui racontaient toutes les misères qu’on endure là-bas «au pré,» et leur commission faite, ils finissaient toujours par réclamer quelque petit secours…
Enfin, un matin, un homme dont les regards lui firent peur lui apporta ce laconique billet:
«Je m’ennuie à crever ici; quitte à risquer ma peau, je veux m’évader. Venez à Brest; vous visiterez le bagne, je vous verrai et nous nous entendrons. Et que ça ne traîne pas, sinon je m’adresse au duc, qui m’obtiendra ma grâce en échange de ce que je lui apprendrai.»