Mme Blanche demeura un moment anéantie… il était impossible, croyait-elle, de crouler plus bas.
– Eh bien! demanda l’homme, d’une voix affreusement enrouée, quelle réponse faut-il faire au camarade?
– J’irai, dites-lui que j’irai!…
Elle fit le voyage, en effet, elle visita le bagne, mais elle n’aperçut pas Chupin.
La semaine précédente, il y avait eu au bagne une sorte de révolte, la troupe avait fait feu et Chupin avait été tué roide.
Cependant, la duchesse, de retour à Paris, n’osait pas trop se réjouir.
Elle supposait que le misérable devait avoir livré à la créature qu’il avait épousée, le secret de sa puissance.
– Je ne tarderai pas à la voir, pensait-elle.
La veuve Chupin se présenta en effet, peu après, mais humblement et en suppliante.
Elle avait souvent ouï dire, prétendait-elle, à son pauvre défunt, que Mme la duchesse était sa protectrice, et se trouvant sans ressources aucunes, elle venait solliciter un petit secours qui lui permit de lever un débit de boissons.
Justement son fils, Polyte, ah! un bien bon sujet! qui avait alors dix-huit ans, venait de découvrir, du côté de Montrouge, une petite maison bien commode et pas trop chère, et sûrement, avec trois ou quatre cents francs…
Mme Blanche remit 500 francs à l’affreuse mégère.
– Son humilité n’est-elle qu’un masque, pensait-elle, ou son mari ne lui a-t-il rien dit?
Cinq jours plus tard, ce fut Polyte Chupin qui arriva.
Il manquait, déclara-t-il, trois cents francs pour l’installation, et il venait de la part de sa mère supplier la bonne dame de les avancer…
Résolue à savoir au juste à quoi s’en tenir, la duchesse refusa net, et l’affreux garnement se retira sans souffler mot.
Evidemment, ni la veuve ni son fils ne savaient… Chupin était mort avec son secret…
Cela se passait dans les premiers jours de janvier…
Vers la fin de février, tante Médie fut enlevée par une fluxion de poitrine prise en sortant d’un bal travesti où elle s’était obstinée à aller, malgré sa nièce, avec un costume ridicule.
Sa passion pour la toilette la tuait.
La maladie ne dura que trois jours, mais l’agonie fut effroyable.
Les approches de la mort éclairèrent de lueurs terribles la conscience de la parente pauvre. Elle comprit qu’ayant profité et même abusé du crime de sa nièce, elle était coupable autant que si elle l’eût aidée à le commettre. Elle avait été très pieuse, autrefois; la foi lui revint avec son cortège de terreurs.
– Je suis damnée!… criait-elle; je suis damnée!…
Elle se débattait sur son lit, elle se tordait comme si elle eût vu l’enfer s’entr’ouvrir pour l’engloutir. Elle hurlait comme si déjà elle eût senti les morsures des flammes.
Puis elle appelait la sainte vierge et tous les saints à son secours. Elle priait Dieu de la laisser vivre encore un peu pour se repentir, pour expier… Elle demandait un prêtre, jurant qu’elle ferait une confession publique.
Plus pâle que la mourante, mais implacable, Mme Blanche veillait, aidée par celle de ses femmes en qui elle avait le plus confiance.
– Si cela dure, pensait-elle, je suis perdue… Je serai forcée d’appeler quelqu’un, et cette malheureuse dira tout.
Cela ne dura pas.
Le délire ne tarda pas à s’emparer de tante Médie, puis un anéantissement survint, si profond, qu’on pouvait croire à toute minute qu’elle allait passer.
Cependant, vers le milieu de la nuit, elle parut se ranimer et reprendre connaissance.
Elle se tourna péniblement vers sa nièce, et d’une voix où vibraient ses dernières forces:
– Tu n’as pas eu pitié de moi, Blanche, dit-elle, tu veux me perdre dans l’autre vie comme dans celle-ci… Dieu te punira. Tu mourras désespérée, toi aussi, seule, comme un chien… Sois maudite!
Et elle expira. Deux heures sonnaient.
Il était loin, le temps où Mme Blanche eût donné quelque chose de sa vie pour sentir tante Médie à six pieds sous terre.
En ce moment, la mort de cette pauvre vieille l’affectait profondément.
Elle perdait une complice qui parfois l’avait consolée, et elle ne gagnait rien en liberté, puisqu’une femme de chambre se trouvait initiée au secret du crime de la Borderie.
Toutes les personnes de l’intimité de la duchesse de Sairmeuse remarquèrent, à cette époque, son abattement et s’en étonnèrent.
– N’est-il pas singulier, disait-on, que la duchesse, une femme supérieure, regrette si fort cette antique caricature!
C’est que Mme Blanche avait été extraordinairement impressionnée par les sinistres prophéties de cette parente pauvre, devenue à la longue son âme damnée, et à qui elle avait refusé les consolations suprêmes de la religion.
Contrainte à un retour vers le passé, elle s’épouvantait, comme jadis les paysans de Sairmeuse, de l’acharnement de la fatalité à poursuivre, jusque dans leurs enfants, ceux qui avaient versé le sang.
Quelle fin ils avaient eu, tous, depuis les fils de Chupin, le traître, jusqu’à son père, le marquis de Courtomieu, le grand prévôt, qui avant de mourir avait traîné dix ans sous les huées un corps dont la pensée s’était envolée.
– Mon tour viendra! pensait-elle.
L’année précédente, s’étaient éteints, à un mois d’intervalle, pleurés de tous, le baron et la baronne d’Escorval, et aussi le vieux caporal Bavois.
De telle sorte que de tant de gens de conditions diverses, mêlés aux troubles de Montaignac, Mme Blanche n’en apercevait plus que quatre:
Maurice d’Escorval, entré dans la magistrature, et qui était juge près du tribunal de la Seine, l’abbé Midon qui était venu vivre à Paris avec Maurice, enfin Martial et elle-même.
Il en était un autre cependant, dont le souvenir faisait frissonner la duchesse, et dont elle osait à peine articuler le nom…
Jean Lacheneur, le frère de Marie-Anne.
Une voix intérieure, plus puissante que tous les raisonnements, lui criait que cet implacable ennemi vivait encore, qu’il se souvenait toujours, qu’il était tout près d’elle, protégé par son obscurité, épiant l’heure de la vengeance…
Plus obsédée par ses pressentiments que par Chupin autrefois, Mme Blanche résolut de s’adresser à Chefteux, afin de savoir au moins à quoi s’en tenir.
L’ancien agent de Fouché était resté à sa dévotion. Toujours, tous les trois mois, il présentait un «compte de frais» qui lui était payé sans discussion, et même, pour l’acquit de sa conscience, il envoyait tous les ans, un de ses hommes rôder dans les environs de Sairmeuse.
Emoustillé par l’espoir d’une magnifique récompense, l’espion promit à sa cliente et se promit à lui-même de découvrir cet ennemi.
Il se mit en quête, et il était déjà parvenu à se procurer des preuves de l’existence de Jean quand ses investigations furent brusquement arrêtées…
Un matin, au petit jour, des balayeurs ramassèrent dans un ruisseau un cadavre littéralement haché de coups de couteau. C’était le cadavre de Chefteux.
«Digne fin d’un tel misérable,» disait le Journal des Débats, en enregistrant l’événement.