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Lorsqu’elle lut cette nouvelle, Mme Blanche eut la terrifiante sensation du coupable lisant son arrêt.

– Ceci est la fin de tout, murmura-t-elle, Lacheneur est proche!…

La duchesse ne se trompait pas.

Jean ne mentait pas, quand il affirmait qu’il ne vendait pas pour son compte les biens de sa sœur.

L’héritage de Marie-Anne avait, dans sa pensée, une destination sacrée. Il l’y employa tout entier sans en détourner rien pour ses besoins personnels.

Il n’avait plus un sou en poche, quand le directeur d’une troupe ambulante l’engagea à raison de 45 francs par mois.

De ce jour, il vécut comme vivent les pauvres comédiens nomades, à l’aventure; mal payé, toujours pris entre un manque d’engagement et la faillite d’un directeur.

Sa haine était toujours aussi violente; seulement, pour se venger comme il l’entendait, il avait besoin de temps, c’est-à-dire d’argent devant soi.

Or, comment économiser, lorsqu’il n’avait pas toujours de quoi manger à sa faim!

Il était loin, cependant, de renoncer à ses espérances. Ses rancunes étaient de celles que le temps aigrit et exaspère, au lieu de les adoucir et de les calmer. Il attendait une occasion, avec une rageuse patience, suivant de l’œil, des profondeurs de sa misère, la brillante fortune des Sairmeuse.

Il attendait depuis seize ans, quand un de ses amis lui procura un engagement en Russie.

L’engagement n’était rien; mais le pauvre comédien eut l’habileté de s’associer à une entreprise théâtrale, et en moins de six ans, il avait réalisé un bénéfice de cent mille francs.

– Maintenant, se dit-il, je puis partir; je suis assez riche pour commencer la guerre.

Et, en effet, six semaines plus tard, il arrivait à Sairmeuse.

Au moment de mettre à exécution quelqu’un de ces atroces projets qu’il avait conçus, il venait demander à la tombe de Marie-Anne un redoublement de haine et l’impitoyable sang-froid des justiciers.

Il ne venait que pour cela, en vérité, quand le soir même de son arrivée les caquets d’une paysanne lui apprirent que depuis son départ, c’est-à-dire depuis plus de vingt ans, deux personnes s’obtenaient à faire chercher un enfant dans le pays.

Quel était cet enfant, Jean le savait, c’était celui de Marie-Anne. Pourquoi ne le retrouvait-on pas, il le savait également…

Mais pourquoi deux personnes?… L’une était Maurice d’Escorval, mais l’autre?…

Au lieu de rester une semaine à Sairmeuse, Jean Lacheneur y passa un mois, mais au bout de ce mois il tenait la piste d’un agent de Chefteux, et par cet agent il arrivait jusqu’à l’ancien espion de Fouché, puis jusqu’à la duchesse de Sairmeuse elle-même.

Cette découverte le stupéfia.

Comment Mme Blanche savait-elle que Marie-Anne avait eu un enfant, et le sachant quel intérêt avait-elle à le retrouver?

Voilà les deux questions qui tout d’abord se présentèrent à l’esprit de Jean. Mais il eut beau se torturer, il n’y trouva pas de réponse satisfaisante.

– Les fils de Chupin me renseigneront, se dit-il; je me réconcilierai s’il le faut, en apparence, avec les fils du misérable qui a livré mon père…

Oui, mais les fils du vieux maraudeur étaient morts depuis plusieurs années, et après des démarches sans nombre, Jean ne rencontra que la veuve Chupin et son fils Polyte.

Ils tenaient un cabaret bâti au milieu des terrains vagues, non loin de la rue du Château-des-Rentiers, bouge mal famé, appelé la Poivrière.

Ni la veuve, ni Polyte ne savaient rien. Vainement Lacheneur les interrogea, son nom même qu’il leur dit n’éveilla en eux aucun souvenir.

Jean allait se retirer, quand la Chupin, qui sans doute espérait tirer de lui quelques sous, se mit à déplorer sa misère présente, laquelle était d’autant plus affreuse, qu’elle avait «eu de quoi,» affirmait-elle, autrefois, du vivant de son pauvre défunt, lequel avait de l’argent tant qu’elle en voulait, jusqu’à plus soif, d’une dame de haut parage, la duchesse de Sairmeuse…

Lacheneur eut un mouvement si terrible, que la vieille et son fils reculèrent…

Il voyait l’étroite relation entre les recherches de Mme Blanche et ses générosités. La vérité éclairait le passé de ses fulgurantes lueurs…

– C’est elle, se dit-il, l’infâme, qui a empoisonné Marie-Anne… C’est par ma sœur qu’elle a connu l’existence de l’enfant… Elle a comblé Chupin parce qu’il connaissait le crime dont son père a été le complice…

Il se souvenait du serment de Martial, et son cœur était inondé d’une épouvantable joie. Il voyait ses deux ennemis, le dernier des Sairmeuse et la dernière des Courtomieu, punis l’un par l’autre et faisant de leurs mains sa besogne de vengeur…

Ce n’était là cependant qu’une présomption, et il voulait une certitude.

Il sortit de sa poche une poignée d’or, et l’étalant sur la table du cabaret:

– Je suis très riche, dit-il à la veuve et à Polyte… voulez-vous m’obéir et vous taire? votre fortune est faite.

Le cri rauque arraché par la convoitise à la mère et au fils valait toutes les protestations d’obéissance.

La veuve Chupin savait écrire, Lacheneur lui dicta ce terrible billet:

«Madame la duchesse,

«Je vous attends demain à mon établissement, entre midi et quatre heures. C’est pour l’affaire de la Borderie. Si à cinq heures, je ne vous ai pas vue, je porterai à la poste une lettre pour M. le duc…».

– Et si elle vient, répétait la veuve stupéfiée, que lui dire?…

– Rien; vous lui demanderez de l’argent.

Et, en lui-même, il se disait:

– Si elle vient, c’est que j’ai deviné…

Elle vint.

Caché à l’étage supérieur de la Poivrière, Jean la vit par une fente du plancher, remettre un billet de banque à la Chupin.

– Maintenant, pensait-il, je la tiens!… Dans quels bourbiers dois-je la traîner, avant de la livrer à la vengeance de son mari!…

LIV

Dix lignes de l’article consacré à Martial de Sairmeuse, par la BIOGRAPHIE GÉNÉRALE DES HOMMES DU SIÈCLE, expliquent son existence après son mariage.

«Martial de Sairmeuse, y est-il dit, dépensa au service de son parti la plus haute intelligence et d’admirables facultés… Mis en avant au moment où les passions politiques étaient le plus violentes, il eut le courage d’assumer seul la responsabilité des plus terribles mesures…

Obligé de se retirer devant l’animadversion générale, il laissa derrière lui des haines qui ne s’éteignirent qu’avec la vie.»

Mais ce que l’article ne dit pas, c’est que si Martial fut coupable – et cela dépend du point de vue – il le fut doublement, car il n’avait pas l’excuse de ces convictions exaltées jusqu’au fanatisme qui font les fous, les héros et les martyrs.

Et il n’était pas même ambitieux.

Tous ceux qui l’approchaient, lorsqu’il était aux affaires, témoins de ses luttes passionnées et de sa dévorante activité, le croyaient ivre du pouvoir…