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Il s’en souciait aussi peu que possible. Il jugeait les charges lourdes et les compensations médiocres. Son orgueil était trop haut pour être touché des satisfactions qui délectent les vaniteux, et la flatterie l’écœurait.

Souvent dans ses salons, au milieu d’une fête, ses familiers voyant sa physionomie s’assombrir, s’écartaient respectueusement.

– Le voilà, pensaient-ils, préoccupé des plus graves intérêts… Qui sait quelles importantes décisions sortiront de cette rêverie.

Ils se trompaient.

En ce moment, où sa fortune à son apogée faisait pâlir l’envie, alors qu’il paraissait n’avoir rien à souhaiter en ce monde, Martial se disait:

– Quelle existence creuse!… Quel ennui! Vivre pour les autres… quelle duperie!

Il considérait alors la duchesse, sa femme, rayonnante de beauté, plus entourée qu’une reine, et il soupirait.

Il songeait à l’autre, la morte, Marie-Anne, la seule femme qui l’eût remué, dont un regard faisait monter à son cerveau tout le sang de son cœur…

Car jamais elle n’était sortie de sa pensée. Après tant d’années, il la voyait encore, immobile, roide, morte, dans la grande chambre de la Borderie… Il frissonnait parfois, croyant sentir sous ses lèvres sa chair glacée.

Et le temps, loin d’effacer cette image qui avait empli sa jeunesse, la faisait plus radieuse et la parait de qualités presque surhumaines.

Si la destinée l’eût voulu, pourtant, Marie-Anne eût été sa femme. Il s’était répété cela mille fois, et il cherchait à se représenter sa vie avec elle.

Ils seraient restés à Sairmeuse… Ils auraient de beaux enfants jouant autour d’eux! Il ne serait pas condamné à cette représentation continuelle, si bruyante et si creuse…

Les heureux ne sont pas ceux qui ont des tréteaux en vue, jouent pour la foule la parade du bonheur… Les véritables heureux se cachent, et ils ont raison; le bonheur, c’est presque un crime.

Ainsi pensait Martial, et lui, le grave homme d’Etat, il se disait avec rage:

– Aimer et être aimé!… tout est là! Le reste… niaiserie.

Positivement il avait essayé de se donner de l’amour pour Mme Blanche. Il avait cherché à retrouver près d’elle les chaudes sensations qu’il avait éprouvées en la voyant à Courtomieu. Il n’avait pas réussi. On a beau tisonner des cendres froides, on n’en fait point jaillir d’étincelles. Entre elle et lui se dressait un mur de glace que rien ne pouvait fondre, et qui allait gagnant toujours en hauteur et en épaisseur.

– C’est incompréhensible, se disait-il, pourquoi?… Il y a des jours où je jurerais qu’elle m’aime… Son caractère, si irritable autrefois, est entièrement changé; elle est devenue la douceur même… Quand j’ai pour elle une attention, ses yeux brillent de plaisir…

Mais c’était plus fort que lui…

Ses regrets stériles, les douleurs qui le rongeaient, contribuèrent sans doute à l’âpreté de la politique de Martial.

Il sut du moins tomber noblement.

Il passa, sans changer de visage, de la toute-puissance à une situation si compromise qu’il put croire un instant sa vie en danger.

Au fond, que lui importait.

Voyant vides ses antichambres encombrées jadis de solliciteurs et d’adulateurs, il se mit à rire, et son rire était franc.

– Le vaisseau coule, dit-il, les rats sont partis.

On ne le vit point pâlir quand l’émeute vint hurler sous ses fenêtres et briser ses vitres. Et comme Otto, son fidèle valet de chambre, le conjurait de revêtir un déguisement et de s’enfuir par la porte du jardin:

– Ah! parbleu, non! répondit-il. Je ne suis qu’odieux, je ne veux pas devenir ridicule!…

Même on ne put jamais l’empêcher de s’approcher d’une fenêtre et de regarder dans la rue.

Une singulière idée lui était venue.

– Si Jean Lacheneur est encore de ce monde, s’était-il dit, quelle ne doit pas être sa joie!… Et s’il vit, à coup sûr il est là, au premier rang, animant la foule.

Et il avait voulu voir.

Mais Jean Lacheneur était encore en Russie, à cette époque. L’émotion populaire se calma, l’hôtel de Sairmeuse ne fut même pas sérieusement menacé.

Cependant, Martial avait compris qu’il devait disparaître pour un temps, se faire oublier, voyager…

Il ne proposa pas à la duchesse de le suivre.

– C’est moi qui ai fait les fautes, ma chère amie, lui dit-il, vous les faire payer en vous condamnant à l’exil serait injuste. Restez… je vois un avantage à ce que vous restiez.

Elle ne lui offrit pas de partager sa mauvaise fortune. C’eût été un bonheur, pour elle, mais était-ce possible! Ne fallait-il pas qu’elle demeurât pour tenir tête aux misérables qui la harcelaient. Déjà, quand par deux fois elle avait été obligée de s’éloigner, tout avait failli se découvrir, et cependant elle avait tante Médie, alors, qui la remplaçait…

Martial partit donc, accompagné du seul Otto, un de ces serviteurs dévoués comme les bons maîtres en rencontrent encore. Par son intelligence, Otto était supérieur à sa position; il possédait une fortune indépendante, il avait cent raisons, dont une bien jolie, pour tenir au séjour de Paris, mais son maître était malheureux, il n’hésita pas…

Et, pendant quatre ans, le duc de Sairmeuse promena à travers l’Europe son ennui et son désœuvrement, écrasé sous l’accablement d’une vie que nul intérêt n’animait plus, que ne soutenait aucune espérance.

Il habita Londres d’abord, Vienne et Venise ensuite. Puis, un beau jour, un invincible désir de revoir Paris le prit, et il revint.

Ce n’était pas très prudent, peut-être. Ses ennemis les plus acharnés, des ennemis personnels, mortellement blessés par lui autrefois, offensés et persécutés, étaient au pouvoir. Il ne calcula rien. Et d’ailleurs, que pouvait-on contre lui, lui qui ne voulait plus rien être!… Quelle prise offrait-il à des représailles?…

L’exil qui avait lourdement pesé sur lui, le chagrin, les déceptions, l’isolement où il s’était tenu, avaient disposé son âme à la tendresse, et il revenait avec l’intention formellement arrêtée de surmonter ses anciennes répugnances et de se rapprocher franchement de la duchesse.

– La vieillesse arrive, pensait-il. Si je n’ai pas une femme aimée à mon foyer, j’y veux du moins une amie…

Et dans le fait, ses façons, à son retour, étonnèrent Mme Blanche. Elle crut presque retrouver le Martial du petit salon bleu de Courtomieu. Mais elle ne s’appartenait plus, et ce qui eût dû être pour elle le rêve réalisé ne fut qu’une souffrance ajoutée à toutes les autres.

Cependant, Martial poursuivait l’exécution du plan qu’il avait conçu, quand un jour la poste lui apporta ce laconique billet:

«Moi, monsieur le duc, à votre place, je surveillerais ma femme.»

Ce n’était qu’une lettre anonyme, cependant Martial sentit le rouge de la colère lui monter au front.

– Aurait-elle un amant, se dit-il.

Puis réfléchissant à sa conduite, à lui, depuis son mariage:

– Et quand cela serait, ajouta-t-il, qu’aurais-je à dire?… Ne lui ai-je pas tacitement rendu sa liberté!…

Il était extraordinairement troublé, et cependant jamais il ne fût descendu au vil métier d’espion, sans une de ces futiles circonstances qui décident de la destinée d’un homme.