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Il rentrait d’une promenade à cheval, un matin, sur les onze heures, et il n’était pas à trente pas de son hôtel, quand il en vit sortir rapidement une femme, plus que simplement vêtue, tout en noir, qui avait exactement la tournure de la duchesse.

– C’est bien elle, se dit-il, avec ce costume subalterne… Pourquoi?…

S’il eût été à pied, il fût rentré, certainement. Il était à cheval, il poussa la bête sur les traces de Mme Blanche, qui remontait la rue de Grenelle.

Elle marchait très vite, sans tourner la tête, tout occupée à maintenir sur son visage une voilette très épaisse.

Arrivée à la rue Taranne, elle se jeta plutôt qu’elle ne monta dans un des fiacres de la station.

Le cocher vint lui parler par la portière, puis remontant lestement sur son siège, il enveloppa ses maigres rosses d’un de ces maîtres coups de fouet qui trahissent un pourboire princier…

Le fiacre avait déjà tourné la rue du Dragon, que Martial, honteux et irrésolu, retenait encore son cheval à l’endroit où il l’avait arrêté, à l’angle de la rue des Saints-Pères, devant le bureau de tabac.

N’osant prendre un parti, il essaya de se mentir à lui-même.

– Bast! pensa-t-il en rendant la main à son cheval, qu’est-ce que je risque à avancer?… Le fiacre est sans doute bien loin, et je ne le rejoindrai pas.

Il le rejoignit cependant, au carrefour de la Croix-Rouge, où il y avait comme toujours un encombrement…

C’était bien le même, Martial le reconnaissait à sa caisse verte et à ses roues blanches.

L’encombrement cessant, le fiacre repartit.

Debout sur son siège, le cocher rouait ses chevaux de coups, et c’est au galop qu’il longea l’étroite rue du Vieux-Colombier, qu’il côtoya la place Saint-Sulpice et qu’il gagna les boulevards extérieurs, par la rue Bonaparte et la rue de l’Ouest.

Toujours trottant, à cent pas en arrière, Martial réfléchissait.

– Comme elle est pressée! pensait-il. Ce n’est cependant guère le quartier des rendez-vous.

Le fiacre venait de dépasser la place d’Italie. Il enfila la rue du Château-des-Rentiers, et bientôt s’arrêta devant un espace libre…

La portière s’ouvrit aussitôt, la duchesse de Sairmeuse sauta lestement à terre, et sans regarder de droite ni de gauche, elle s’engagea dans les terrains vagues…

Non loin de là, sur un bloc de pierre, était assis un homme de mauvaise mine, à longue barbe, en blouse, la casquette sur l’oreille, la pipe aux dents.

– Voulez-vous garder mon cheval un instant? lui demanda Martial.

– Tout de même! fit l’homme.

Martial lui jeta la bride et s’élança sur les pas de sa femme.

Moins préoccupé, il eût été mis en défiance par le sourire méchant qui plissa les lèvres de l’homme, et, examinant bien ses traits, il l’eût peut-être reconnu.

C’était Jean Lacheneur.

Depuis qu’il avait adressé au duc de Sairmeuse une dénonciation anonyme, il faisait multiplier à la duchesse ses visites à la veuve Chupin, et, à chaque fois, il guettait son arrivée.

– Comme cela, pensait-il, dès que son mari se décidera à la suivre, je le saurai…

C’est que pour le succès de ses projets, il était indispensable que Mme Blanche fût épiée par son mari.

Car Jean Lacheneur était décidé désormais. Entre mille vengeances, il en avait choisi une effroyable, active et ignoble, qu’un cerveau malade et enfiévré par la haine pouvait seul concevoir.

Il voulait voir l’altière duchesse de Sairmeuse livrée aux plus dégoûtants outrages, Martial aux prises avec les plus vils scélérats, une mêlée sanglante et immonde dans un bouge… Il se délectait à l’idée de la police, prévenue par lui, arrivant et ramassant indistinctement tout le monde. Il rêvait un procès hideux où reparaîtrait le crime de la Borderie, des condamnations infamantes, le bagne pour Martial, la maison centrale pour la duchesse, et il voyait ces grands noms de Sairmeuse et de Courtomieu flétris d’une éternelle ignominie.

Dans cette conception du délire se retrouvait la férocité de l’assassin du vieux duc de Sairmeuse, mêlée de monstrueux raffinements empruntés par le cabotin nomade aux mélodrames où il jouait les rôles de traître.

Et il pensait bien n’avoir rien oublié. Il avait sous la main deux abjects scélérats, capables de toutes les violences, et un triste garçon du nom de Gustave, que la misère et la lâcheté mettaient à sa discrétion, et à qui il comptait faire jouer le rôle du fils de Marie-Anne.

Certes ces trois complices ne soupçonnaient rien de sa pensée. Quant à la veuve Chupin et à son fils, s’ils flairaient quelque infamie énorme, il ne savaient de la vérité que le nom de la duchesse.

Jean tenait d’ailleurs Polyte et sa mère par l’appât du gain et la promesse d’une fortune s’ils servaient docilement ses desseins.

Enfin, pour le premier jour où Martial suivrait sa femme, Jean avait prévu le cas où il entrerait derrière elle à la Poivrière, et tout avait été disposé pour qu’il crût qu’elle y était amenée par la charité.

Mais il n’entrera pas, pensait Lacheneur, dont le cœur était inondé d’une joie sinistre, pendant qu’il tenait le cheval, M. le duc est trop fin pour cela.

Et dans le fait, Martial n’entra pas. Si les bras lui tombèrent quand il vit sa femme entrer comme chez elle dans ce cabaret infâme, il se dit qu’en l’y suivant il n’apprendrait rien.

Il se contenta donc de faire le tour de la maison, et remontant à cheval, il partit au grand galop. Ses soupçons étaient absolument déroutés, il ne savait que penser, qu’imaginer, que croire…

Mais il était bien résolu à pénétrer ce mystère, et dès en rentrant à l’hôtel, il envoya Otto aux informations. Il pouvait tout confier, à ce serviteur si dévoué, il n’avait pas de secrets pour lui.

Sur les quatre heures, le fidèle valet de chambre reparut, la figure bouleversée.

– Quoi?… fit Martial, devinant un malheur.

– Ah! monseigneur, la maîtresse de ce bouge est la veuve d’un fils de ce misérable Chupin…

Martial était devenu plus blanc que sa chemise…

Il connaissait trop la vie pour ne pas comprendre que la duchesse en était réduite à subir la volonté de scélérats maîtres de ses secrets. Mais quels secrets? Ils ne pouvaient être que terribles.

Les années, qui avaient argenté de fils blancs la chevelure de Martial, n’avaient pas éteint les ardeurs de son sang. Il était toujours l’homme du premier mouvement.

Enfin, d’un bond il fut à l’appartement de sa femme.

– Mme la duchesse vient de descendre, lui dit la femme de chambre, pour recevoir Mme la comtesse de Mussidan et Mme la marquise d’Arlange.

– C’est bien; je l’attendrai ici!… sortez!

Et Martial entra dans la chambre de Mme Blanche.

Tout y était en désordre, car la duchesse, de retour de la Poivrière, achevait de s’habiller, quand on lui avait annoncé une visite.

Les armoires étaient ouvertes, toutes les chaises encombrées, les mille objets dont Mme Blanche se servait journellement, sa montre, sa bourse, des trousseaux de petites clefs, des bijoux, traînaient sur les commodes et sur la cheminée.