Ainsi qu’il l’avait dit, M. Segmuller étudiait la cause qui lui arrivait là inopinément.
Sur son bureau étaient étalées toutes les pièces de conviction réunies par Lecoq, depuis le flocon de laine, jusqu’à la boucle d’oreille de diamant.
Il lisait et relisait le rapport écrit par Lecoq, et, suivant les phrases diverses, il examinait les objets placés devant lui ou consultait le plan du terrain.
Après non pas cinq minutes, mais une bonne demi-heure, il repoussa son fauteuil.
– Monsieur l’agent, prononça-t-il, monsieur d’Escorval m’avait prévenu par une note en marge du dossier, que vous êtes un homme intelligent et qu’on peut se fier à vous.
– J’ai du moins la bonne volonté.
– Oh! vous avez mieux que cela; c’est la première fois qu’on m’apporte un travail aussi complet que votre rapport. Vous êtes jeune; si vous persévérez, je vous crois appelé à rendre de grands services.
Le jeune policier s’inclina, balbutiant, pâle de plaisir.
– Votre conviction, poursuivit M. Segmuller, devient dès ce moment la mienne. C’était, m’a dit monsieur le procureur impérial, celle de M. d’Escorval. Nous sommes en face d’une énigme, il s’agit de la déchiffrer.
– Oh!… nous y arriverons, monsieur? s’écria Lecoq.
Il se sentait capable de choses extraordinaires, il était prêt à passer dans le feu, pour ce juge qui l’accueillait si bien. L’enthousiasme qui brillait dans ses yeux était tel que M. Segmuller ne put s’empêcher de sourire.
– J’ai bon espoir, dit-il, moi aussi, mais nous ne sommes pas au bout… Maintenant, vous, depuis hier, avez-vous agi? Monsieur d’Escorval vous avait-il donné des ordres?… Avez-vous recueilli quelque nouvel indice?…
– Je crois, monsieur, n’avoir pas perdu mon temps.
Et aussitôt, avec une précision rare, avec un bonheur d’expression qui ne fait jamais défaut à qui possède bien son sujet, Lecoq raconta tout ce qu’il avait surpris depuis son départ de la Poivrière.
Il dit les démarches hardies de l’homme qu’il croyait le complice, ses observations à lui sur le meurtrier, ses espérances avortées et ses tentatives. Il dit les dépositions du cocher et de la concierge, il lut la lettre du père Absinthe.
Pour finir, il déposa sur le bureau les quelques pincées de terre qu’il s’était si singulièrement procurées, et à côté une quantité à peu près égale de poussière qu’il était allé ramasser au violon de la place d’Italie.
Puis, quand il eut expliqué quelles raisons l’avaient fait agir, et le parti qu’on pouvait tirer de ses précautions:
– Ah! vous avez raison! s’écria M. Segmuller, il se peut que nous ayons là un moyen de déconcerter toutes les dénégations du prévenu… C’est, certes, de votre part, un trait de surprenante sagacité.
Il fallait que ce fût ainsi, car Goguet, le greffier, approuva.
– Saperlote!… murmura-t-il, je n’aurais pas trouvé celle-là, moi!…
Tout en causant, M. Segmuller avait fait disparaître dans un vaste tiroir toutes les pièces de conviction, qui ne devaient apparaître qu’en temps et lieu.
– Maintenant, dit-il, je possède assez d’éléments pour interroger la veuve Chupin. Peut-être en tirerons-nous quelque chose.
Il allongeait la main vers un cordon de sonnette, Lecoq fit un geste presque suppliant.
– J’aurais, monsieur, dit-il, une grâce à vous demander.
– Laquelle?… parlez.
– Je m’estimerais bien heureux s’il m’était permis d’assister à l’interrogatoire… Il faut si peu, quelquefois, pour éveiller une heureuse inspiration.
La loi dit que «l’accusé sera interrogé secrètement par le juge assisté de son greffier,» mais elle admet cependant la présence des agents de la force publique.
– Soit, répondit M. Segmuller, demeurez.
Il sonna, un huissier parut.
– A-t-on, selon mes ordres, amené la veuve Chupin? demanda-t-il.
– Elle est là, dans la galerie, oui, monsieur.
– Qu’elle entre.
L’instant d’après, la cabaretière faisait son entrée, s’inclinant de droite et de gauche, avec force révérences et salutations.
Elle n’en était plus à ses débuts devant un juge d’instruction, la veuve Chupin, et elle n’ignorait pas quel grand respect on doit à la justice.
Aussi s’était-elle parée pour l’interrogatoire.
Elle avait lissé en bandeaux plats ses cheveux gris rebelles et avait tiré tout le parti possible des vêtements qu’elle portait. Même, elle avait obtenu du directeur du Dépôt qu’on lui achetât, avec l’argent trouvé sur elle lors de son arrestation, un bonnet de crêpe noir et deux mouchoirs blancs, où elle se proposait de «pleurer toutes les larmes de son corps» aux moments pathétiques.
Pour seconder ces artifices de toilette, elle avait tiré de son répertoire de grimaces, un petit air innocent, malheureux et résigné, tout à fait propre, selon elle, à se concilier les bonnes grâces et l’indulgence du magistrat dont son sort allait dépendre.
Ainsi travestie, les yeux baissés, la voix mielleuse, le geste patelin, elle ressemblait si peu à la terrible patronne de la Poivrière que ses pratiques eussent hésité à la reconnaître.
En revanche, rien que sur la mine, un vieux et honnête célibataire lui eût proposé vingt francs par mois pour se charger de son ménage.
Mais M. Segmuller avait démasqué bien d’autres hypocrisies, et l’idée qui lui vint fut celle qui brilla dans les yeux de Lecoq.
– Quelle vieille comédienne!…
Sa perspicacité, il est vrai, devait être singulièrement aidée par quelques notes qu’il venait de parcourir. Ces notes étaient simplement le dossier de la veuve Chupin adressé à titre de renseignement au parquet par la Préfecture de police.
Son examen achevé, le juge d’instruction fit signe à Goguet, son souriant greffier, de se préparer à écrire.
– Votre nom?… demanda-t-il brusquement à la prévenue.
– Aspasie Clapard, mon bon monsieur, répondit la vieille femme, veuve Chupin, pour vous servir.
Elle esquissa une belle révérence, et ajouta:
– Veuve légitime, s’entend, j’ai mes papiers de mariage dans ma commode, et si on veut envoyer quelqu’un…
– Votre âge?… interrompit le juge.
– Cinquante-quatre ans.
– Votre profession?…
– Débitante de boissons, à Paris, tout près de la rue du Château-des-Rentiers, à deux pas des fortifications.
Ces questions d’individualité sont le début obligé de tout interrogatoire.
Elles laissent au prévenu et au juge le temps de s’étudier réciproquement, de se tâter pour ainsi dire, avant d’engager la lutte sérieuse, comme deux adversaires qui, sur le point de se battre à l’épée, essaieraient quelques passes avec des fleurets mouchetés.
– Maintenant, poursuivit le juge, occupons-nous de vos antécédents. Vous avez déjà subi plusieurs condamnations?…
La vieille récidiviste était assez au fait de la procédure criminelle pour n’ignorer pas le mécanisme de ce fameux casier judiciaire, une des merveilles de la justice française, qui rend si difficiles les négations d’identité.