Madame d’Arlange regarda son jeune visiteur d’un air curieux et surpris:
– De la probité!… fit-elle. Oh! oh!… Et pas le sou, peut-être…
– Madame!…
– Bon! bon!… ce n’est pas une raison pour devenir rouge comme un coquelicot, mon garçon. J’ai cédé ces boucles à une grande dame allemande, – car la noblesse a encore quelque fortune en Autriche, – à la baronne de Watchau…
– Et où demeure cette dame, madame la marquise?…
– Au Père-Lachaise, depuis l’an dernier qu’elle s’est laissée mourir… Les femmes d’à-présent, un tour de valse et un courant d’air, et c’est fait d’elles!… de mon temps, après chaque galop, les jeunes filles vidaient un grand verre de vin sucré et se mettaient entre deux portes… Et nous nous portions comme vous voyez.
– Mais, madame, insista le jeune policier, la baronne de Watchau a dû laisser des héritiers, un mari, des enfants?…
– Personne qu’un frère qui a une charge à la cour de Vienne, et qui n’a pas pu se déplacer. Il a envoyé l’ordre de vendre à l’encan tout le bien de sa sœur, sans excepter sa garde-robe, et on lui a expédié l’argent là-bas.
Lecoq ne put triompher d’un mouvement de désespoir.
– Quel malheur! murmura-t-il.
– Hein!… Pourquoi?… fit la vieille dame. De cette affaire, mon garçon, le diamant vous reste, et je m’en réjouis, ce sera une juste récompense de votre probité.
Si le hasard, à ses rigueurs, joint encore l’ironie, la mesure est comble. Ainsi la marquise d’Arlange ajoutait au supplice de Lecoq des raffinements inconnus, pendant qu’elle lui souhaitait, avec toutes les apparences de la bonne foi, de ne jamais retrouver la femme qui avait perdu ce riche bijou.
S’emporter, crier, donner cours à sa colère, reprocher à cette vieille son ineptie, lui eût été un ineffable soulagement. Mais, alors, que devenait son rôle de bon jeune homme probe?…
Il sut contraindre ses lèvres à grimacer un sourire, il balbutia même un remerciement de tant de bonté. Puis, comme il n’avait plus rien à attendre, il salua bien bas et sortit à reculons, étourdi de ce nouveau coup.
Fatalité, maladresse de sa part, habileté miraculeuse de ses adversaires, il avait vu se rompre successivement entre ses mains tous les fils sur lesquels il avait compté pour guider l’instruction hors de l’inextricable labyrinthe où elle s’égarait de plus en plus.
Était-il encore dupe d’une nouvelle comédie? Ce n’était pas admissible.
Si le complice du meurtrier eût pris pour confident le bijoutier Doisty, il lui eût demandé purement et simplement de répondre qu’il ne savait pas à qui ces brillants avaient été vendus, ou même qu’ils ne sortaient pas de chez lui.
La complication même des circonstances en décelait la sincérité.
Puis le jeune policier avait d’autres raisons de ne douter point des allégations de la marquise. Certain regard qu’il avait surpris entre le bijoutier et sa femme éclairait les faits d’un jour éblouissant.
Ce regard signifiait que, dans leur opinion, la marquise en prenant ces diamants avait hasardé une petite spéculation plus commune qu’on ne croit, et dont quantité de femmes du vrai monde sont coutumières. Elle avait acheté à crédit pour céder à perte, mais au comptant, et profiter momentanément de la différence entre la somme donnée en à-compte et le prix de cession.
Lecoq n’en décida pas moins qu’il irait jusqu’au fond de cet incident.
Il voulait, à défaut d’autre satisfaction, s’épargner des remords comme ceux qui le poursuivaient depuis qu’il s’était si naïvement laissé prendre aux apparences à l’hôtel de Mariembourg.
Il retourna donc chez Doisty, et sous un prétexte assez plausible pour écarter tout soupçon de sa profession, il obtint la communication de ses livres de commerce.
À l’année indiquée, au mois fixé, la vente était inscrite, non-seulement sur la main-courante, mais encore sur le grand-livre. Les neuf mille francs étaient passés en compte et successivement, à des intervalles éloignés, les divers versements de la marquise étaient portés à l’avoir.
Que Mme Millier eût réussi à glisser sur son registre de police une fausse mention, on le comprenait. Il était impossible que le bijoutier eût falsifié toute sa comptabilité de quatre ans.
La réalité est indiscutable, et cependant le jeune policier ne se tint pas pour satisfait.
Il se transporta rue du Faubourg-Saint-Honoré, à la maison qu’habitait en son vivant la baronne de Watchau, et là, il apprit d’un concierge complaisant que lors du décès de cette pauvre dame, ses meubles et ses effets avaient été portés à l’hôtel de la rue Drouot.
– Même, ajouta le concierge, la vente a été faite par M. Petit.
Sans perdre une minute, le jeune policier courut chez ce commissaire-priseur qui avait la spécialité des «riches mobiliers.»
Me Petit se rappelait très bien la «vente Watchau,» qui avait fait un certain bruit à l’époque, et il en eut bientôt retrouvé le volumineux procès-verbal dans ses cartons.
Beaucoup de bijoux y étaient décrits, avec le chiffre de l’adjudication et le nom des adjudicataires en regard, mais aucun ne se rapportait, même vaguement, aux maudits boutons d’oreilles.
Lecoq montra le diamant qu’il avait en poche; le commissaire-priseur ne se rappelait pas l’avoir vu. Mais cela ne signifiait rien, il lui en avait tant passé, il lui en passait tant entre les mains!…
Ce qu’il affirmait, c’est que le frère de la baronne, son héritier, ne s’était rien réservé de la succession, pas une bague, pas un bibelot, pas une épingle, et qu’il avait paru pressé de recevoir le montant des vacations, lequel s’élevait à l’agréable chiffre de cent soixante-sept mille cinq cent trente francs, frais déduits.
– Ainsi, fit Lecoq pensif, tout ce que possédait la baronne a bien été vendu?…
– Tout.
– Et comment se nomme son frère?
– Watchau, lui aussi… La baronne avait sans doute épousé un de ses parents. Ce frère, jusqu’à l’an dernier, a occupé un poste éminent dans la diplomatie; il résidait à Berlin, je crois…
Certes, ces renseignements n’avaient nul trait à la prévention, qui occupait despotiquement l’esprit du jeune policier, et cependant ils se figèrent dans sa mémoire.
– C’est bizarre, pensait-il, en regagnant son logis, de tous côtés, dans cette affaire, je me heurte à l’Allemagne. Le meurtrier prétend venir de Leipzig, Mme Milner doit être bavaroise, voici maintenant une baronne autrichienne.
Il était trop tard, ce soir-là, pour rien entreprendre; le jeune policier se coucha, mais le lendemain, à la première heure, il reprenait avec une ardeur nouvelle ses investigations.
Une seule chance de succès semblait lui rester désormais: la lettre signée Lacheneur, trouvée dans la poche du faux soldat.
Cette lettre, l’entête à demi effacé le prouvait, avait été écrite dans un café du boulevard Beaumarchais.
Découvrir dans lequel était un jeu d’enfant.
Le quatrième limonadier à qui Lecoq exhiba cette lettre reconnut parfaitement son papier et son encre.
Mais ni lui, ni sa femme, ni la demoiselle de comptoir, ni les garçons, ni aucun des habitués questionnés habilement l’un après l’autre, n’avaient entendu, de leur vie, articuler les trois syllabes de ce nom: Lacheneur.