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Que faire, que tenter?… Tout était-il donc absolument désespéré? Pas encore.

Le soldat mourant n’avait-il pas déclaré que ce brigand de Lacheneur était un ancien comédien?…

Se raccrochant à cette faible indication comme l’homme qui se noie à la plus mince planche, le jeune policier reprit sa course, et de théâtre en théâtre, il s’en alla demandant à tout le monde, aux portiers, aux secrétaires, aux artistes:

– Ne connaîtriez-vous pas un acteur nommé Lacheneur?

Partout il recueillit des non unanimes, enjolivés de plaisanteries de coulisses. Assez souvent on ajoutait:

– Comment est-il votre artiste?…

Voilà justement ce qu’il ne pouvait dire. Tous ses renseignements se bornaient à la phrase de Toinon-la-Vertu: «Je lui ai trouvé l’air d’un monsieur bien respectable!» Ce n’est pas un signalement, cela. Et d’ailleurs restait à savoir ce que la femme de Polyte Chupin entendait par ce qualificatif: «respectable» L’appliquait-elle à l’âge ou aux dehors de la fortune?

D’autres fois, on demandait:

– Quels rôles joue-t-il, votre comédien?

Et le jeune policier se taisait, car il l’ignorait. Ce qu’il ne pouvait dire, ce qui était vrai, c’est que Lacheneur, en ce moment, jouait un rôle à le faire mourir de chagrin, lui, Lecoq.

En désespoir de cause, il eut recours à un moyen d’investigation qui est le grand cheval de bataille de la police quand elle est en peine de quelque personnage problématique, moyen banal qui réussit toujours parce qu’il est excellent.

Il résolut de dépouiller tous les livres de police des hôteliers et des logeurs.

Levé avant l’aube, couché bien après, il épuisait ses journées à visiter toutes les maisons meublées, tous les hôtels, tous les garnis de Paris.

Courses vaines. Pas une seule fois il ne rencontra ce nom de Lacheneur qui hantait obstinément son cerveau. Existait-il, ce nom? N’était-ce pas un pseudonyme composé à plaisir? Il ne l’avait pas trouvé dans l’Almanach Bottin, où on trouve cependant tous les noms de France, les plus impossibles, les plus invraisemblables, ceux qui sont formés de l’assemblage le plus fantastique de syllabes…

Mais rien n’était capable de le décourager, ni de le détourner de cette tâche presque impossible qu’il s’était donnée. Son opiniâtreté touchait à la monomanie.

Il n’avait plus, comme aux premiers moments, de simples accès de colère aussitôt réprimés, il vivait dans une sorte d’exaspération continuelle, qui altérait sa lucidité.

Plus de théories, d’inventions subtiles, d’ingénieuses déductions!… Il cherchait à l’aventure, sans ordre, sans méthode, comme l’eût pu faire le père Absinthe sous l’influence de l’alcool.

Peut-être en était-il arrivé à compter moins sur son habileté que sur le hasard, pour dégager des ténèbres le drame qu’il devinait, qu’il sentait, qu’il respirait…

XXXI

Si l’on jette au milieu d’un lac une lourde pierre, elle produit un jaillissement considérable, et la masse de l’eau est agitée jusque sur les bords… Mais le grand mouvement ne dure qu’une minute; le remous diminue à mesure que ses cercles s’élargissent, la surface reprend son immobilité, et bientôt nulle trace ne reste de la pierre, enfouie désormais dans les vases du fond.

Ainsi il en est des événements qui tombent dans la vie de chaque jour, si énormes qu’ils puissent paraître. Il semble que leur impression durera des années; folie! Le temps se referme au-dessus plus vite que l’eau du lac, et, plus rapidement que la pierre, ils glissent dans les abîmes du passé.

C’est dire qu’au bout de quinze jours le crime affreux du cabaret de la Chupin, ce triple meurtre qui avait fait frémir Paris, dont tous les journaux s’étaient émus, était plus oublié qu’un vulgaire assassinat du règne de Charlemagne.

Au Palais, seulement, à la Préfecture et au Dépôt, on se souvenait.

C’est que les efforts de M. Segmuller, et Dieu sait s’il s’était épargné, n’avaient pas eu un succès meilleur que ceux de Lecoq.

Interrogatoires multipliés, confrontations habilement ménagées, questions captieuses, insinuations, menaces, promesses, tout s’était brisé contre cette force invincible, la plus puissante dont l’homme dispose, la force d’inertie.

Un même esprit semblait animer la veuve Chupin et Polyte, Toinon-la-Vertu et Mme Milner, la maîtresse de l’hôtel de Mariembourg.

Il ressortait clairement des dépositions que tous ces témoins avaient reçu les confidences du complice et qu’ils obéissaient à la même politique savante: mais que servait cette certitude!

L’attitude de tous ces gens conjurés pour jouer la justice ne variait pas. Il arrivait parfois que leurs regards démentaient leurs dénégations, on ne cessait de lire dans leurs yeux l’inébranlable résolution de taire la vérité.

Il y avait des moments où ce juge, le meilleur des hommes cependant, écrasé par le sentiment de l’insuffisance d’armes purement morales, se prenait à regretter l’arsenal de l’inquisition.

Oui, en présence de ces allégations dont l’impudence arrivait à l’insulte, il comprenait les barbaries des juges du moyen âge, les coins qui brisaient les muscles des patients, les tenailles rougies, la question de l’eau, toutes ces épouvantables tortures qui arrachaient la vérité avec la chair.

Le meurtrier, lui aussi, s’était tenu, et même chaque jour il ajoutait à son rôle une perfection nouvelle, pareil à l’homme qui s’habitue à un vêtement étranger où d’abord il s’était trouvé gêné.

Son assurance, en présence du juge, grandissait, comme s’il eût été plus sûr de soi, comme s’il eût pu, en dépit de sa séquestration et des rigueurs du secret, acquérir cette certitude que l’instruction n’avait point avancé d’un pas.

À un de ses derniers interrogatoires, il avait osé dire, non sans une nuance très saisissable d’ironie:

– Me garderez-vous donc encore longtemps au secret, monsieur le juge?… Ne serai-je pas remis en liberté ou envoyé devant la cour d’assises? Dois-je souffrir longtemps de cette idée qui vous est venue, je me demande comment, que je suis un gros personnage!…

– Je vous garderai, avait répondu M. Segmuller, tant que vous n’aurez pas avoué.

– Avoué quoi?…

– Oh! vous le savez bien…

Cet homme indéchiffrable avait alors haussé les épaules, et de ce ton moitié triste, moitié goguenard qui lui était habituel, il avait répondu:

– En ce cas, je ne me vois pas près de sortir de ce cabanon maudit!…

C’est en raison de cette conviction, sans doute, qu’il parut prendre ses dispositions pour une détention indéfinie.

Il avait obtenu qu’on lui remît une partie des effets contenus dans sa malle, et il avait témoigné une joie d’enfant en rentrant en possession de ses affaires.

Grâce à l’argent trouvé sur lui et déposé au greffe, il s’accordait de ces petites douceurs qu’on ne refuse jamais à des prévenus, lesquels, en définitive, quelles que soient les charges qui pèsent sur eux, peuvent être considérés comme innocents tant que le jury n’a pas prononcé.