– Assez!… interrompit M. Segmuller, je ne veux plus entendre parler de cette affaire. Je vous avais, ce me semble, défendu de me la rappeler…
Le jeune policier baissa la tête d’un petit air de soumission hypocrite.
Mais il guignait le juge du coin de l’œil, et remarquait bien son agitation.
– Je puis me taire, pensait-il, sans crainte; il y reviendra.
Il y revint, en effet, l’instant d’après.
– Soit, fit-il, je suppose votre homme hors de prison, que faites-vous?…
– Moi, monsieur! Je m’attache à lui comme la misère à un pauvre; je ne le perds plus de vue; je vis dans son ombre…
– Et vous vous imaginez qu’il ne s’apercevra pas de cette surveillance?
– Je prendrai mes précautions.
– Un coup d’œil et un hasard, et il vous reconnaîtra.
– Non, monsieur, parce que je me déguiserai. Un agent de la sûreté qui n’est pas capable d’en remontrer au plus habile acteur, pour se grimer, n’est qu’un policier médiocre. Voici un an que je m’exerce à faire de mon visage et de ma personne ce que je veux, et je puis être à ma volonté vieux ou jeune, brun ou blond, un homme comme il faut ou un affreux rôdeur de barrière…
– Je ne vous soupçonnais pas ce talent, monsieur Lecoq.
– Oh!… je suis bien loin encore de la perfection que je rêve!… J’ose, cependant, monsieur, prendre l’engagement de me présenter à vous, avant trois jours, et de vous parler pendant une demi-heure sans que vous me reconnaissiez…
M. Segmuller ne répliqua pas, et il parut clair à Lecoq qu’il présentait des objections avec l’espérance de les voir détruire plutôt qu’avec l’envie de les faire prévaloir.
– Je crois, mon pauvre garçon, reprit le juge, que vous vous abusez étrangement. Nous avons été à même, vous et moi, d’apprécier la pénétration de ce mystérieux prévenu. Sa sagacité est étrange, n’est-ce pas, si merveilleuse qu’elle passe l’imagination… Croyez-vous donc que cet homme si fort ne flairera pas votre piège grossier? Il devinera, allez, que si on lui laisse reconquérir sa liberté, ce ne peut être que pour l’utiliser contre lui.
– Je ne m’abuse pas, monsieur, Mai devinera, je le sais.
– Eh bien! alors?
– Alors, monsieur, je me suis dit ceci: Une fois libre, cet homme se trouvera étrangement embarrassé de sa liberté. Il n’aura pas un sou, il n’a pas de métier… Que fera-t-il, de quoi vivra-t-il? Cependant il faut manger! Il luttera bien pendant un certain temps, mais il se lassera de souffrir, à la longue… Les jours où il n’aura ni un abri, ni un morceau de pain, il songera qu’il est riche… Ne cherchera-t-il pas à se rapprocher des siens? Si, évidemment. Il s’ingéniera à se procurer des secours, il tâchera de donner de ses nouvelles à ses amis… C’est là que je l’attends. Des mois se seront écoulés, nulle surveillance ne se sera révélée à lui… il hasardera quelque démarche décisive. Et moi, j’apparaîtrai, un mandat d’arrêt à la main…
– Et s’il fuit, s’il passe à l’étranger?
– Je l’y suivrai. Une de mes tantes m’a laissé au pays une masure qui vaut une douzaine de mille francs, je la vendrai, et j’en mangerai le prix jusqu’au dernier sou, s’il le faut, à poursuivre une revanche. Cet homme m’a roulé comme un enfant, moi qui me croyais si fort… j’aurai mon tour.
– Et s’il allait vous glisser entre les doigts, vous échapper?
Lecoq éclata de rire en homme sûr de soi.
– Qu’il essaie!… fit-il. Je réponds de lui sur ma tête.
Le malheur est que l’enthousiasme de Lecoq ne faisait que refroidir le juge.
– Décidément, monsieur l’agent, reprit-il, votre idée est bonne. Seulement, la Justice, vous le comprenez, ne saurait se mêler de telles intrigues. Tout ce que je puis promettre, c’est mon approbation tacite. Rendez-vous donc à la Préfecture, voyez vos supérieurs…
D’un geste vraiment désespéré, le jeune policier interrompit M. Segmuller.
– Proposer une telle chose, s’écria-t-il, moi!… Non-seulement on me la refuserait, mais on me signifierait mon congé, si toutefois je ne suis pas déjà rayé du service de la sûreté…
– Vous!… lorsque vous vous êtes si bien conduit dans cette affaire!…
– Hélas! monsieur, tel n’est pas l’avis de tout le monde. Les langues ont marché depuis huit jours que vous êtes malade. Mes ennemis ont su tirer parti de la dernière comédie du Mai!… Ah!… oui, cet homme est habile. On dit à cette heure que c’est moi qui, dans un but d’avancement, ai imaginé tous les détails romanesques de cette affaire. On assure que seul j’ai soulevé cette question d’identité qui n’en est pas une. À entendre les gens du Dépôt, j’aurais inventé une scène qui n’a pas eu lieu chez la Chupin, supposé des complices, suborné des témoins, fabriqué de fausses pièces de conviction, enfin écrit le premier billet aussi bien que le second, dupé le père Absinthe, et mystifié le directeur.
– Diable!… fit M. Segmuller, que dit-on de moi, en ce cas?…
Le rusé policier sut se donner la contenance la plus embarrassée.
– Dam!… monsieur, répondit-il, on prétend que vous vous êtes laissé circonvenir par moi, que vous n’avez pas contrôlé mes preuves…
Une fugitive rougeur empourpra le front de M. Segmuller.
– En un mot, fit-il, on estime que je suis votre dupe et… un sot.
Le souvenir de certains sourires sur son passage, diverses allusions qui lui étaient restées sur le cœur le décidèrent.
– Eh bien!… je vous aiderai, monsieur Lecoq, s’écria-t-il. Oui, je veux que vous confondiez vos railleurs… Je vais me lever, à l’instant, et me rendre au Palais avec vous. Je verrai M. le procureur général, je parlerai, j’agirai, je répondrai de vous!…
La joie de Lecoq fut immense.
Jamais, non, jamais, il n’eût osé se flatter d’obtenir un tel concours.
Ah!… M. Segmuller pouvait désormais lui demander de passer dans le feu pour lui; il était prêt à s’y précipiter.
Cependant il fut assez prudent, il eut assez d’empire sur soi pour garder sa physionomie soucieuse. Il est comme cela, des victoires qu’il faut se garder de laisser soupçonner, sous peine d’en perdre à l’instant tout le bénéfice.
Certes, le jeune policier n’avait rien avancé qui ne fût rigoureusement exact, mais encore est-il des façons de présenter la vérité, et il avait déployé un peu trop d’habileté pour mettre le juge de moitié dans ses rancunes et s’en faire un auxiliaire intéressé.
M. Segmuller, cependant, après le cri arraché à sa vanité adroitement blessée, après la première explosion de sa colère, revenait à son calme accoutumé.
– Je suppose, dit-il à Lecoq, que vous avez réfléchi au stratagème à employer pour lâcher le prévenu sans que la connivence de l’administration éclate.
– Je n’y ai pas pensé une minute, monsieur, je l’avoue. À quoi bon, d’ailleurs! Cet homme sait trop de quels soupçons et de quelle surveillance inquiète il est l’objet, pour ne se pas tenir sur le qui-vive. Si ingénieusement que je m’y prenne pour lui ménager une occasion de filer, il reconnaîtra ma main et se défiera. Le plus court et le plus sûr est de lui laisser tout bonnement la porte ouverte…