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Le prévenu chancelait aux premiers pas qu’il fit dans la rue. Son visage trahissait l’angoisse suprême du noyé qui sent s’enfoncer la frêle planche sur laquelle il fondait son seul espoir de salut.

Mais que s’était-il passé? Lecoq voulait le savoir.

Il modula d’une certaine façon un vigoureux coup de sifflet, signal convenu pour avertir son compagnon qu’il lui abandonnait la poursuite, et un coup de sifflet pareil lui ayant répondu, il entra dans la boutique.

Le marchand d’habits était encore à son comptoir. Lecoq ne s’amusa pas à parlementer. Il exhiba sa carte, preuve de sa profession, et d’un ton bref demanda des renseignements.

– Que voulait l’homme qui sort d’ici?…

Le négociant parut se troubler.

– C’est tout une histoire, balbutia-t-il.

– Contez-la-moi! ordonna Lecoq, surpris de l’embarras de cet homme.

– Oh! c’est bien simple. Il y a une douzaine de jours de cela, je vois entrer ici un individu, portant un paquet sous le bras, qui demande à me parler de la part d’un de mes «pays,» qu’il me nomme.

– Vous êtes Alsacien?

– Oui, monsieur!… Pour lors, je vais avec ce particulier chez le marchand de vins du coin, il demande une bouteille de supérieur, et quand nous avons trinqué, il me demande si je veux consentir à garder chez moi le paquet qu’il porte, jusqu’à ce qu’un de ses cousins vienne me le réclamer. Crainte d’erreur, ce cousin devait me dire certaines paroles de reconnaissance, un mot de passe, quoi! Moi je refuse net. Justement le mois passé j’ai failli me trouver pris dans une affaire de recel pour une obligeance pareille! Non, jamais vous n’avez vu d’homme si surpris, ni si vexé. Ah! je peux dire qu’il a tout fait pour me décider, il a été jusqu’à me promettre une bonne somme pour ma peine… Tout cela ne faisait qu’augmenter ma défiance, et j’ai tenu bon…

Il s’arrêta pour reprendre haleine, mais Lecoq était sur des charbons ardents.

– Et après?… insista-t-il durement.

– Après? Dame! Cet individu a payé la bouteille et est parti. J’avais oublié cela, quand tout à l’heure, entre un autre particulier qui me demande si je n’ai pas pour lui un paquet déposé par un de ses cousins, et qui tout de suite se met à bredouiller une phrase, le mot d’ordre, sans doute. Quand j’ai répondu que je n’avais rien, il est devenu blanc comme un linge, et j’ai cru qu’il s’évanouissait. Tous mes doutes me sont revenus. Aussi, quand il m’a proposé d’acheter ses vêtements… bernique!

Tout cela était fort clair.

– Et comment était ce cousin d’il y a quinze jours? demanda le jeune policier.

– C’était un homme d’assez forte corpulence, un bon gros rougeaud, avec des favoris blancs. Ah! je le reconnaîtrais bien.

– Le complice! exclama Lecoq.

– Vous dites?

– Rien qui vous intéresse. Merci!… je suis pressé, vous me reverrez, salut!…

Lecoq n’était pas resté cinq minutes chez le marchand d’habits; pourtant, lorsqu’il sortit, Mai et le père Absinthe avaient disparu.

Mais il n’y avait rien là d’inquiétant.

Lorsqu’il avait arrêté avec son vieux collègue le plan de cette chasse à l’homme à travers Paris, le jeune policier s’était évertué à en imaginer toutes les difficultés afin de les résoudre à l’avance.

Or, le cas présent avait été prévu. Si l’un des deux observateurs se trouvait obligé de rester en arrière, l’autre devait le mettre à même de rejoindre, grâce à un expédient emprunté aux aventures du Petit-Poucet.

Il était convenu que celui qui resterait sur la piste de Mai tracerait, de distance en distance, à la craie, sur les murs et sur les volets des magasins, des flèches dont le fer, comme un index tendu, indiquerait au retardataire la route à suivre.

Pour savoir où aller, Lecoq n’avait donc qu’à interroger les devantures des environs.

L’examen ne fut ni difficile ni long.

Sur les volets de la troisième boutique après celle du marchand d’habits, une flèche superbe se voyait, la pointe tournée vers le haut de la rue Saint-Jacques.

Le jeune policier s’élança dans cette direction.

Il se hâtait, dévoré d’inquiétudes.

Ah! son assurance du matin venait de recevoir un rude choc!

Quel terrible avertissement que cette déclaration du marchand de vieux habits!…

Désormais, c’était un fait acquis: le mystérieux et insaisissable complice du meurtrier avait poussé la prévoyance jusqu’à s’inquiéter de combinaisons de salut pour le cas si improbable d’une évasion.

La subtile pénétration de cet homme dépassait les prétendus miracles des somnambules lucides.

– Que contenait ce paquet? pensait Lecoq, des vêtements, sans doute, un déguisement, de l’argent, des papiers supposés, un faux passe-port?…

Il arrivait rue Soufflot, il dut s’interrompre pour demander son chemin aux murailles.

Ce fut l’affaire d’une seconde. Une longue flèche, sur le magasin d’un petit horloger, montrait le boulevard Saint-Michel.

Le jeune policier reprit sa course.

– Le complice, poursuivait-il, n’a pas réussi dans sa tentative près du marchand d’habits, mais il n’est pas homme à rester sur un échec… Il aura certainement pris d’autres mesures. Comment les deviner pour les déjouer!…

Le prévenu avait traversé le boulevard Saint-Michel et pris la rue Monsieur-le-Prince; les flèches du père Absinthe le disaient éloquemment.

Lecoq suivit la rue Monsieur-le-Prince.

– Une circonstance me rassure, murmurait-il, la démarche de Mai près de ce marchand, et sa consternation quand il a su que cet homme n’avait rien à lui remettre. Le complice qui l’avait informé de ses espérances n’aura pas pu lui faire savoir sa déconvenue. Donc, à cette heure, mon prévenu est bien livré à ses seules ressources… la chaîne de convention qui l’unissait à son complice est rompue, brisée; il n’y a plus rien d’arrêté entre eux, plus de système commun, plus de projets… Il s’agit de les empêcher de se rejoindre. Tout est là!

Combien il se réjouissait alors d’avoir obtenu que Mai fût éloigné du Dépôt. Son triomphe, en admettant qu’il gagnât la partie, résulterait de cet acte de défiance. Il était à croire que la tentative du complice avait eu lieu précisément la veille du jour où le prévenu avait été changé de prison. Cette supposition expliquait comment il n’avait pu être averti…

Cependant, de flèche en flèche, le jeune policier était arrivé jusqu’à l’Odéon. Là, plus de signes, mais il aperçut le père Absinthe sous la galerie.

Le vieil agent de la sûreté était debout devant l’étalage d’un libraire, et il paraissait donner toute son attention aux gravures d’un journal illustré.

Le jeune policier, tout en outrant la démarche nonchalante de ces garnements de Paris dont il portait le costume, alla se placer près de son collègue.

– Eh bien!… lui demanda-t-il, et Mai?…

– Il est là, répondit le bonhomme, en désignant du regard le péristyle du triste monument.

En effet, le prévenu était assis sur une marche de l’escalier de pierre, les coudes appuyés sur les genoux, le visage caché entre ses mains, comme s’il eût senti la nécessité de dérober aux passants l’expression de son désespoir.