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Sans doute, en ce moment, il se voyait perdu. Seul, sans un sou, au milieu de Paris, que devenir?

Il se savait, assurément, surveillé, épié, suivi pas à pas, et il ne comprenait que trop qu’au moindre effort pour rejoindre son complice, à la première démarche significative pour lui donner signe de vie, c’en était fait de son secret: de ce secret qu’il avait estimé plus précieux que la vie même, et que jusqu’ici il avait réussi à sauver au prix de prodigieux sacrifices, grâce à des prodiges d’énergie et de sang-froid.

Après avoir longuement contemplé en silence cet homme si malheureux, qu’il estimait et qu’il admirait, après tout, Lecoq se retourna vers son vieux compagnon:

– Qu’a fait le prévenu, demanda-t-il, le long de la route?

– Il est entré chez cinq marchands d’habits, bien inutilement. En désespoir de cause, il s’est adressé à un «chineur» qui passait, avec un lot de vieilles frusques sur l’épaule, mais ils ne se sont pas entendus.

Lecoq hocha la tête.

– La morale de ceci, père Absinthe, dit-il, c’est qu’il y a un abîme entre la théorie et la pratique. Voilà un prévenu que les gens les plus exercés ont pris pour un pauvre diable, pour un misérable saltimbanque, tant il savait bien parler des malheurs et des hasards de son existence… Il est dehors, il est libre, et ce soi-disant bohémien ne sait comment s’y prendre pour faire argent des vêtements qu’il a sur le dos. Le comédien qui faisait illusion sur la scène s’évanouit, l’homme reste… l’homme qui a toujours été riche et qui ne sait rien de la vie!…

Il ne poursuivit pas, Mai venait de se lever.

Lecoq se trouvait à moins de dix pas de lui et le distinguait parfaitement.

L’infortuné était livide, son attitude révélait l’excès de son abattement; on lisait l’indécision dans ses yeux.

Peut-être se demandait-il si le plus sage ne serait pas d’aller se remettre volontairement aux mains de ses geôliers, puisque les ressources sur lesquelles il comptait en s’évadant lui faisaient défaut.

Mais bientôt il secoua cette torpeur qui l’avait envahi, son regard étincela, et après un geste de menace et de défi, il descendit l’escalier de l’Odéon, traversa la place, et s’engagea dans la rue de l’Ancienne-Comédie.

Il marchait d’un bon pas, maintenant, en homme qui a un but.

– Qui sait où il va?… murmurait le père Absinthe, tout en jouant des jambes aux côtés de Lecoq.

– Moi!… répondit le jeune policier. Et la preuve, c’est que je vais vous quitter, et courir lui préparer un plat de mon métier. Je puis me tromper, cependant, et comme il faut tout prévoir, vous allez me laisser des flèches partout. Si notre homme ne se rendait pas à l’hôtel de Mariembourg, comme je le présume, je reviendrais ici reprendre votre piste.

Un fiacre vide arrivait au pas, il y monta en commandant au cocher de le conduire à la gare du Nord, par le plus court, et vite.

Il se voyait bien juste le temps de préparer sa mise en scène. Aussi profita-t-il de la route pour payer le cocher et chercher dans son portefeuille, entre toutes les pièces que lui avait confiées M. Segmuller, la pièce dont il allait avoir besoin.

La voiture n’était pas encore arrêtée devant le chemin de fer que Lecoq était à terre. Il courut tout d’un trait à l’hôtel.

Comme la première fois, il trouva la blonde Mme Milner, grimpée sur une chaise devant la cage de son sansonnet, lui serinant obstinément sa phrase allemande, à laquelle l’oiseau répondait avec une obstination égale: «Camille!… où est Camille?»

À l’aspect du garnement qui pénétrait dans son hôtel, la jolie veuve ne daigna pas se déranger.

– Qu’est-ce que vous désirez? demanda-t-elle d’un ton peu encourageant.

Lecoq saluait tant qu’il pouvait, s’efforçant de rehausser par son maintien son déplorable accoutrement.

– Je suis, madame, répondit-il, le propre neveu d’un huissier du Palais de Justice. Étant allé visiter mon oncle, ce tantôt, vu que je suis sans ouvrage, je l’ai trouvé tout perclus de rhumatismes, et il m’a prié de vous apporter ce papier à sa place… C’est une citation pour vous rendre immédiatement près du juge d’instruction.

Cette réponse eut la vertu de décider Mme Milner à abandonner sa chaise. Elle prit le papier et lut… C’était bien ce que lui annonçait ce singulier commissionnaire.

– C’est bien, répondit-elle, le temps de jeter un châle sur mes épaules, et j’obéis…

Lecoq se retira à reculons, la bouche en cœur, saluant toujours… mais il n’avait pas dépassé le seuil, que déjà une grimace significative trahissait son intime satisfaction.

Il venait de rendre à la blonde veuve la monnaie de sa pièce. Elle l’avait dupé, il la jouait.

Le coup était monté. Il traversa la chaussée, et, avisant au coin de la rue de Saint-Quentin une maison en construction, il s’y cacha, attendant…

– «Le temps de passer un châle et un chapeau, et je pars!»

Ainsi avait dit Mme Milner au jeune policier.

Mais elle avait quarante ans sonnés, elle était veuve, blonde, très agréable encore, de l’aveu du commissaire de police de son quartier… Il lui fallut plus de dix minutes pour nouer négligemment les brides de son chapeau de velours gros bleu.

Lecoq, au milieu de ses plâtras, sentait des sueurs perler le long de son échine à l’idée que Mai pouvait arriver d’un instant à l’autre.

Combien avait-il d’avance sur lui?… Une demi-heure peut-être, et encore!… Et il n’avait accompli que la moitié de sa tâche.

Chaque ombre qui apparaissait au coin de la rue Saint-Quentin, du côté de la rue Lafayette, lui donnait le frisson.

Enfin la coquette hôtelière apparut, toute pimpante par cette belle journée de printemps.

Elle tenait sans doute à réparer le temps perdu à sa toilette, car c’est presque en courant qu’elle gagna le bout de la rue.

Dès qu’elle eut disparu, le jeune policier bondit hors de sa cachette, et entra comme une trombe à l’hôtel de Mariembourg.

Fritz, le garçon bavarois, avait dû être prévenu que la maison allait rester sous sa seule garde, pendant quelques heures, et… il gardait.

Il s’était bien et commodément établi dans le propre fauteuil de sa patronne, les jambes allongées sur une chaise, et déjà il dormait presque.

– Debout!… lui cria Lecoq, debout!

À cette voix qui avait l’éclat des trompettes, Fritz se dressa tout effaré.

– Tu vois, poursuivit le jeune policier en lui montrant sa carte, je suis un agent de la Préfecture de police… Si tu veux éviter toutes sortes de désagréments, dont le moindre serait une promenade au Dépôt, il faut m’obéir.

Le vigilant garçon tremblait de tous ses membres.

– J’obéirai, bégaya-t-il… Mais que dois-je faire?

– Peu de chose. Un homme va se présenter ici, à la minute; tu le reconnaîtras à ses vêtements noirs et à sa longue barbe; il s’agit de lui répondre ce que je vais te dire, mot pour mot. Et songe qu’une erreur, même involontaire, te mènerait loin.