– Comptez sur moi, monsieur, dit Fritz, j’ai une mémoire excellente…
La seule perspective de la prison l’avait terrifié; il parlait dans la sincérité de son âme; on pouvait tout obtenir de lui.
Lecoq profita de ces dispositions, et avec la concision et la clarté dont il avait le secret, il expliqua au garçon d’hôtel ce qu’il voulait.
Il s’exprimait d’ailleurs d’un ton à faire pénétrer sa volonté dans l’esprit le plus rebelle, aussi sûrement qu’un marteau enfonce un clou dans une planche.
Lorsqu’il eut achevé ses explications:
– Maintenant, ajouta-t-il, je veux voir et entendre!… Où puis-je me cacher?
Fritz lui montra une porte vitrée.
– Dans le cabinet noir que voici, monsieur l’agent, répondit-il. En laissant la porte entre-bâillée, vous entendrez, et vous verrez tout par le carreau.
Sans un mot, Lecoq se jeta dans le cabinet, la sonnette du portillon de l’hôtel annonçait l’entrée d’un visiteur.
C’était Mai.
– Je désirerais parler à la maîtresse de l’hôtel, dit-il.
– À quelle maîtresse?
– À la femme qui m’a reçu quand je suis descendu ici, il y a six semaines…
– J’y suis, interrompit Fritz, c’est Mme Milner que vous voudriez voir. Vous arrivez trop tard, ce n’est plus elle qui tient cette maison. Elle l’a vendue, le mois passé, après fortune faite, et elle est partie pour son pays, l’Alsace.
Le prévenu frappa du pied en lâchant un juron à faire frémir un charretier embourbé:
– J’ai cependant une réclamation à lui adresser, insista-t-il.
– Voulez-vous que j’appelle son successeur?…
De son trou, le jeune policier ne pouvait s’empêcher d’admirer Fritz: il mentait impudemment avec cet air de candeur parfaite qui donne aux Allemands une si grande supériorité sur les gens du midi, lesquels, même quand ils disent la vérité, ont l’air de mentir.
– Eh!… le successeur m’enverra promener, s’écria Mai. Je venais réclamer des arrhes que j’ai données pour une chambre dont je ne me suis jamais servi!
– Des arrhes ne se rendent jamais.
Le prévenu grommela des menaces confuses, dont on ne put guère saisir que ces mots: «vol manifeste» et encore: «la justice,» puis il sortit en tirant violemment la porte sur lui.
– Eh bien!… Ai-je répondu comme il faut? demanda Fritz triomphant au jeune agent qui quittait son cabinet noir.
– Oui, parfaitement, répondit Lecoq…
Et d’un bras nerveux, faisant pirouetter le garçon, qui lui barrait le passage, il se précipita sur les pas de Mai.
Une vague appréhension lui serrait la gorge.
Il lui semblait que le prévenu n’avait été ni surpris ni ému véritablement. Il était venu à l’hôtel comptant sur Mme Milner, l’âme damnée de son complice, la nouvelle du départ de cette femme eût dû le terrifier.
Avait-il donc deviné la ruse?… Comment?…
Le bon sens démontrait si bien que le prévenu en ce cas devait avoir été mis en garde, que la première question de Lecoq, en rejoignant le père Absinthe, rue Lafayette, fut celle-ci:
– Mai a parlé à quelqu’un en route?
– Tiens!… répondit le bonhomme surpris, vous savez cela.
– Ah!… j’en étais sûr!… À qui a-t-il parlé?
– À une jolie femme, ma foi! blonde et boulotte.
Lecoq était devenu vert de colère.
– Tonnerre du ciel!… s’écria-t-il, le hasard est contre nous. Je cours en avant chez Mme Milner, pour que Mai ne la voie pas, je trouve un expédient pour la chasser de chez elle, et ils se rencontrent!
Le père Absinthe eut un geste désespéré.
– Ah!… si j’avais su!… prononça-t-il, mais vous ne m’aviez pas dit d’empêcher Mai de parler aux passants…
– Consolez-vous, l’ancien, interrompit le jeune policier, il n’y a rien à faire contre le malheur…
Le soi-disant saltimbanque atteignait le faubourg Montmartre; les deux agents de la sûreté durent s’interrompre, presser le pas et se rapprocher de leur homme, pour ne pas le perdre dans la foule.
Quand ils furent à une bonne distance:
– Maintenant, reprit Lecoq, des détails. Où nos gens se sont-ils rencontrés?…
– À deux pas de la rue Saint-Quentin.
– Lequel a aperçu l’autre et s’est avancé le premier?
– Mai.
– Qu’a dit la femme? Avez-vous entendu quelque cri de surprise?
– Je n’ai rien entendu parce que j’étais à vingt-cinq pas, mais au mouvement de la femme, j’ai bien vu qu’elle était stupéfaite.
Ah! si Lecoq eût vu la scène de ses yeux, il eût pu en tirer des inductions précieuses!
– Ont-ils causé longtemps? poursuivit-il.
– Moitié d’un quart-d’heure.
– Savez-vous si Mme Milner a remis de l’argent à Mai?
– Je ne puis répondre ni oui ni non. Ils gesticulaient comme des enragés, à ce point que j’ai cru qu’ils se disputaient.
– Naturellement. Ils se savaient observés et tâchaient de dérouter les conjectures…
Le père Absinthe s’arrêta court, comme un cheval se cabre devant un obstacle: une idée lui venait.
– Si on arrêtait cette maîtresse d’hôtel, prononça-t-il, si on l’interrogeait?…
– À quoi bon!… M. Segmuller ne l’a-t-il pas, à dix reprises, pressée, accablée de questions, sans en rien tirer. Ah! c’est une fine mouche!… Cette fois, elle répondrait que Mai l’ayant rencontrée lui a réclamé ses dix francs d’arrhes.
Le jeune policier eut un geste résigné.
– Il faut en prendre notre parti, reprit-il. Si le complice n’est pas averti déjà, il ne tardera pas à l’être, et il faut nous attendre à l’avoir bientôt sur les bras. Quelle ruse imagineront pour nous échapper ces deux hommes si prodigieusement forts? C’est ce que je ne puis deviner. Ce que je prévois, par exemple, c’est qu’ils n’inventeront rien de vulgaire!…
Ces présomptions de Lecoq firent frémir le père Absinthe.
– Bigre!… s’écria-t-il, le plus sûr serait peut-être de recoffrer ce gaillard-là.
– Jamais!… répondit le jeune policier, non jamais!… Je veux son secret, je l’aurai. Que serions-nous donc, si nous n’étions pas capables, à deux, de «filer» un homme! Il ne disparaîtra pas, je pense, comme le diable des féeries. Nous allons bien voir ce qu’il fera, maintenant qu’il a un plan et de l’argent, car il a l’un et l’autre, l’ancien, j’en mettrais la main au feu.
À ce moment même, comme si le prévenu eût tenu à donner raison à une partie des soupçons de Lecoq, il entra dans un bureau de tabac et en sortit un cigare à la bouche.
XXXVII
La maîtresse de l’hôtel de Mariembourg avait remis de l’argent à Mai; l’achat de ce cigare le prouvait péremptoirement.
Mais s’étaient-ils concertés? Avaient-ils eu le temps de décider point pour point et par le menu les manœuvres à tenter pour dérouter les poursuites?…
Il n’y avait à cet égard que des probabilités, très fortes, il est vrai, fortifiées encore par la conduite du prévenu.