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Le jeune policier avait eu le temps, en route, de préparer son récit, et c’est de la façon la plus claire qu’il conta par le menu, et avec des détails qu’on ne saurait écrire, tous les incidents de cette étrange affaire, les péripéties de l’instruction, les émotions de la poursuite, depuis le moment où Gévrol avait enfoncé la porte de la Poivrière, jusqu’à l’instant où Mai avait franchi le mur des jardins de l’hôtel de Sairmeuse.

Pendant que parlait Lecoq, le père Tabaret se transformait.

Pour sûr, il ne sentait plus les douleurs de sa goutte.

Selon les phases du récit, il se «tortillait» sur son lit, en poussant des petits cris de jubilation, ou il demeurait immobile, plongé dans une sorte de béatitude extatique comme un fanatique de musique de chambre, écoutant quelque divin quatuor de Beethoven.

– Que n’étais-je là! murmurait-il parfois entre ses dents, que n’étais-je là!…

Quand le jeune policier eut terminé, il laissa éclater ses transports.

– Voilà qui est beau!… s’écria-t-il. Et avec un mot: «C’est les Prussiens qui arrivent!» pour point de départ, Lecoq, mon garçon, il faut que je te le dise, et je m’y connais, tu t’es conduit comme un ange.

– Ne voudriez-vous pas dire comme un sot? demanda le défiant policier.

– Non, mon ami, certes non, Dieu m’en est témoin. Tu viens de réjouir mon vieux cœur; je puis mourir, j’aurai un successeur. Je voudrais t’embrasser, au nom de la logique. Ah! ce Gévrol qui t’a trahi, – car il t’a trahi, n’en doute pas, et je te donnerai le moyen de le convaincre de perfidie, – cet obtus et entêté Général n’est pas digne de brosser ton chapeau…

– Vous me comblez, monsieur Tabaret!… interrompit Lecoq, qui n’était pas bien sûr qu’on ne se moquât pas de lui; mais avec tout cela, Mai a disparu, et je suis perdu de réputation avant d’avoir pu commencer ma réputation.

Le bonhomme eut une grimace de singe épluchant une noix.

– Oh! attends, reprit-il, avant de repousser mes éloges. Je dis que tu as bien mené cette affaire, mais on pouvait la mener mieux, infiniment mieux!… Cela s’explique. Tu es doué, c’est incontestable; tu as le flair, le coup d’œil, tu sais déduire du connu à l’inconnu… seulement l’expérience te manque, tu t’enthousiasmes ou tu te décourages pour un rien, tu manques de suite, tu t’obstines à tourner autour d’une idée fixe comme un papillon autour d’une chandelle… Enfin tu es jeune. Sois tranquille, c’est un défaut qui passera tout seul et trop tôt. Pour tout dire, tu as commis des fautes.

Lecoq baissait la tète comme l’élève recevait le leçon de son professeur. N’était-il pas l’écolier, et ce vieux n’était-il pas le maître?

– Toutes tes fautes, poursuivit le bonhomme, je te les énumérerai, et je te démontrerai que par trois fois au moins tu as laissé échapper l’occasion de tirer au clair cette affaire si trouble en apparence, si limpide en réalité.

– Cependant, monsieur…

– Chut, chut, mon fils! laisse-moi dire. De quel principe es-tu parti, au début? De celui-ci: «Se défier surtout des apparences, croire précisément le contraire de ce qui paraîtra vrai ou seulement vraisemblable.»

– Oui, c’est bien cela que je me suis dit.

– Et c’était bien dit. Avec cette idée dans ta lanterne, pour éclairer ton chemin, tu devais aller droit à la vérité. Mais tu es jeune, je te l’ai déjà dit, et à la première circonstance très vraisemblable qui s’est rencontrée, tu as totalement oublié ta règle de conduite. On t’a servi un fait plus que probable, et tu l’as avalé comme le goujon gobe l’appât du pêcheur.

La comparaison ne laissa pas que de piquer le jeune policier.

– Je n’ai pas été, ce me semble, si simple que cela, protesta-t-il.

– Bah!… qu’as-tu donc pensé lorsqu’on t’a appris que M. d’Escorval, le juge d’instruction, s’était cassé la jambe en descendant de voiture?

– Dame?… j’ai cru ce qu’on me disait, je l’avoue franchement, parce que…

Il cherchait; le père Tirauclair éclata de rire.

– Tu l’as cru, acheva-t-il, parce que c’était extraordinairement vraisemblable.

– Qu’eussiez-vous donc imaginé à ma place?…

– Le contraire de ce qu’on me disait. Je me serais peut-être trompé, je serais eu tout cas resté dans la logique de ma déduction.

La conclusion était si hardie, qu’elle déconcerta Lecoq.

– Quoi!… s’écria-t-il, supposez-vous donc que la chute de M. d’Escorval n’est qu’une fiction? qu’il ne s’est pas cassé la jambe?…

La physionomie du bonhomme devint soudainement grave.

– Je ne le suppose pas, répondit-il; j’en suis sûr.

XLII

Certes, la confiance de Lecoq en cet oracle policier qu’il venait consulter était grande, mais enfin le père Tirauclair pouvait se tromper, il s’était trompé déjà plusieurs fois: tous les oracles se trompent, c’est connu.

Ce qu’il disait paraissait si bien une énormité et s’écartait tellement du cercle des choses admissibles, que le jeune policier ne put dissimuler un geste d’incrédulité.

– Ainsi, monsieur Tabaret, dit-il, vous êtes prêt à jurer que M. d’Escorval se porte aussi bien que le père Absinthe et moi, et que s’il garde la chambre depuis deux mois, c’est uniquement pour soutenir un premier mensonge.

– Je le jurerais.

– Ce serait téméraire, je crois. Mais dans quel but, cette comédie?…

Le bonhomme leva les bras vers le ciel, comme s’il lui eût demandé pardon de l’ineptie du jeune policier.

– Comment, c’est toi!… prononça-t-il, toi en qui je voyais un successeur et un continuateur de ma méthode d’induction; comment, c’est toi qui m’adresses cette question saugrenue!… Voyons, réfléchis donc un peu! Te faut-il un exemple pour aider ton intelligence? Soit. Suppose-toi juge, pour un moment. Un crime est commis; on te charge de l’instruction, et tu te rends près du prévenu pour l’interroger… très bien. Ce prévenu avait réussi jusque-là à dissimuler son identité… c’est notre cas, n’est-il pas vrai? Eh bien!… Que ferais-tu, si du premier coup d’œil tu reconnaissais sous un déguisement ton meilleur ami, ou ton plus cruel ennemi?… Que ferais-tu?…

– Je me dirais qu’il commet une coupable imprudence, le magistrat qui s’expose à avoir à hésiter entre son devoir et sa passion, et je me récuserais.

– J’entends, mais dévoilerais-tu la véritable personnalité de ce prévenu, ami ou ennemi, personnalité que tu serais seul à connaître?…

La question était délicate, la réponse embarrassante. Lecoq garda le silence, réfléchissant.

– Moi! s’écria le père Absinthe, je ne révèlerais rien du tout. Ami ou ennemi du prévenu, je resterais neutre absolument. Je me dirais que d’autres cherchent qui il est, ce sera tant mieux s’ils le trouvent… et j’aurais la conscience nette.

C’était le cri de l’honnêteté, non la consultation d’un casuiste.

– Je me tairais aussi, répondit enfin le jeune policier, et il me semble qu’en me taisant je ne manquerais à aucune des obligations du magistrat.